Le 1er juillet 2017, j’ai fait le rêve suivant :
J’étais assise à une longue table dans la forêt, avec des femmes issues des différentes nations de l’île de la Tortue. Chacune s’est présentée dans sa langue maternelle, et tandis qu’elles parlaient, la synesthésie visuoauditive que j’éprouve dans mon esprit a projeté devant moi une image qui s’est mise à planer au-dessus de la table. Sa couleur, sa forme et sa texture se métamorphosaient au gré du rythme des discours et du timbre des voix, comme la carte d’un territoire qui se déploie dans le temps. Quand mon tour est arrivé, j’ai constaté que ma langue était figée et que ma bouche était en mal de paroles.
Dans son essai « Through Iskigamizigan (The Sugar Bush): A Poetics of Decolonization », la poète waaseyaa’sin Christine Sy affirme que « les nations anichinabées puisent leurs savoirs à de multiples sources et méthodes : l’observation, la réflexion, l’intuition, le sommeil, les cérémonies, le jeûne et le rêve. » En constatant la validité du savoir issu des songes, Sy a « accepté d’emprunter certaines voies qui lui ont été présentées pendant le temps du rêve », telles que la révélation qu’elle a eue en paawaanhije (en rêve) sur son rapport à l’iskigamizigan (l’érablière), et plus précisément sur « les forces féminines de l’érablière et la nature genrée du travail ».
Lorsqu’on m’a demandé de formuler une réponse créative au numéro 22 de la revue Fireweed, intitulé « Native Women » (1986), qui présentait les voix d’une trentaine de femmes de plus de vingt nations différentes de l’île de la Tortue, j’ai reconnu l’importance de mon rêve et de son enseignement. Au cours des cinq derniers mois, j’ai rêvé au côté de ce texte, et ce texte s’est lui-même transmué en une sorte de songe. Un endroit où les frontières se dissipent. Une chanson rêvée à plusieurs voix. Une géographie sonore sans frontières.
« Native Women » m’est parvenu sous la forme d’un PDF numérisé. Sur la première page apparaît le logo de Fireweed, un F majuscule surplombant l’illustration de l’épilobe, la fleur qui donne son titre à la publication. Suit une définition :
“fire•weed n : a hardy perennial so called because it is the first growth to reappear in fire-scarred areas; a troublesome weed which spreads like wildfire invading clearings, bomb-sites, waste land and other disturbed areas”
« épi•lobe n : vivace rustique qui porte le nom de en fireweed en anglais parce qu’elle est la première plante à pousser dans des zones ravagées par les feux de forêt ; une mauvaise herbe gênante qui se propage comme un feu de brousse, envahissant les clairières, les lieux bombardés, les terrains désaffectés et autres espaces perturbés. »
À ma connaissance, l’épilobe est un organisme de succession secondaire. La succession secondaire est un processus écologique suivant lequel les organismes croissent et s’épanouissent dans des zones perturbées par des forces externes comme le feu, les ravages causés par des insectes, les glissements de terrain ou l’activité humaine. La beauté du rose foncé des épilobes est née du désastre.
Il y a un champ d’épilobes derrière la maison de ma cousine, à Biigtigong Nishnaabeg, une réserve sur la rive nord du lac Supérieur. Cette cousine, c’est la nièce de ma grand-mère ; je lui ai rendu visite pour la première fois l’été dernier. Tout comme moi, elle a connu son lot de ruptures familiales, et elle m’a accueillie à bras ouverts. Elle m’a demandé de la prendre en photo sur sa terrasse, sur fond du champ d’épilobes. Je me rends compte à présent que ma cousine appartient à la même génération que plusieurs des femmes qui ont participé au numéro « Native Women ». Lorsqu’elle m’a confié ses récits, j’ai su que je devais les conserver et les porter en moi. Le savoir en tant que lien survit et se propage.
Le numéro « Native Women » a été piloté par un collectif de directrices invitées : Ivy Chaske, Connie Fife, Jan Champagne, Edna King et Midnight Sun. L’introduction rappelle que l’écriture des femmes autochtones est « ignorée, discréditée et réduite au silence ». Elles affirment que leur tâche est de persister à partager et à célébrer la vie et le travail de celles-ci, tout en refusant d’être définies et contraintes par les carcans coloniaux, en particulier par les frontières géographiques des États-nations. Les voix qui composent ce numéro transcendent ces fausses barrières : ses autrices appartiennent à des nations établies de part et d’autre de la frontière qui sépare artificiellement les territoires appelés Canada et États-Unis.
Le rêve est aussi un espace où les frontières s’estompent. Selon la science occidentale, l’activité cérébrale associée au sommeil paradoxal, la phase du sommeil que l’on relie au rêve, est impossible à distinguer de l’état d’éveil. Une théorie sur la nature discursive des rêves avance que le rêve est le résultat de l’activation, de la recombinaison et de la consolidation synthétique d’anciennes et de nouvelles données sensorielles participant à la formation de souvenirs à long terme. Pour les Anichinabé·es, le rêve nous amène dans la sphère du mnidoo, esprit ou mystère, où se révèlent les savoirs et les chants. La philosophe anichinabée Dolleen Tisawii’ashii Manning affirme qu’elle « conçoi[t] l’être-au-monde mnidoo comme une concession inconsciente ou une interruption des intentions, transmise de génération en génération ».
Mon rêve pourrait être interprété comme la manifestation d’un processus générationnels dirigés par l’orchestre de l’intelligence mnidoo. Tandis que j’explicite ces processus en les incarnant moi-même (par la voix, le commissariat et l’écriture), j’entonne un chant de rêve.
Dans son article « Traditional Native Poetry », la Dre Agnes Grant rend compte de la nature et de l’importance des chants de rêve :
« La canalisation des forces du rêve par les chants tribaux est universellement connue. À travers le rêve, les puissances spirituelles s’adressaient aux membres des tribus, introduisant le sacré dans leur quotidien par le biais d’une conscience aiguisée, acquise au moyen du songe. Les rêves permettaient d’appréhender le surnaturel ; ils revêtaient aussi un caractère médicinal ou thérapeutique, donnant lieu à un bien-être personnel grâce à un lien avec des forces qui s’affranchissaient des limitations humaines. Les chants qui apparaissaient dans les rêves et les visions pouvaient couvrir tous les aspects de la vie, mais demeuraient généralement des biens personnels et privés. L’individu n’avait rien de plus précieux que les chants de rêve, souvent obtenus suivant une période de souffrance et de solitude. Les obligations du rêve étaient aussi contraignantes que le devoir d’honorer un serment, mais on pouvait passer une vie entière sans saisir complètement le sens d’un rêve. »
KWEWAG DREAMING est un chant de rêve composé de lignes du désir tracées sur plusieurs générations, une topographie sonore et une humble offrande au sein de la succession secondaire des voix des femmes autochtones, tandis que nous continuons à nous épanouir et à créer à même le terreau perturbé du colonialisme.
C’est le kwe conçu en tant que méthode. Comme l’a écrit l’autrice anichinabée Leanne Betasamosake Simpson, « […] le kwe comme méthode est une question de refus […]. J’existe en tant que “kwe” grâce au refus d’innombrables générations à disparaître de la rive nord du lac Ontario. » J’espère que cette œuvre saura porter l’esprit du refus exprimé par les directrices du numéro, celui d’une littérature canadienne qui réduit les femmes autochtones au silence.
« Kwe », en ojibwé, signifie « femme », tandis que « kwewag » est la forme plurielle : « femmes ». Pour composer cette réponse créative, j’ai rassemblé des extraits de chacun des poèmes, des récits, des essais et des rapports parus dans le numéro « Native Women », à partir d’une série de relectures réflexives. Je cherchais notamment dans les textes des références à l’incarnation, au territoire, à l’expérience du colonialisme, au savoir traditionnel, au temps, au cosmos (rêves, esprits et ciel), de même que des affirmations au « je » comme au « nous ». J’ai inscrit les voix de ces femmes autochtones dans une géographie sonore dynamique – une façon d’intégrer mon rêve de 2017 dans notre réalité partagée. Chacun des vers ou groupe de vers est attribué à son autrice, dont le nom figure dans la colonne de droite. L’œuvre s’ouvre et se clôt de la même façon que le numéro : avec des poèmes de Marcie Rendon. Le chant comporte trois mouvements et une section consacrée aux contributrices, qui reprend l’essentiel de leur notice biographique (affiliation tribale, lieu de provenance et un extrait), ainsi qu’un passage de leur texte. De cette façon, chacune des voix est représentée.
je suis femme. j’ai été
arrachée à mes racines et les semences
de mon être ont été éparpillées
dans la campagne. j’ai
replanté mon âme et
j’ai du mal à rompre
le sol. j’ai rassemblé
toutes mes forces
de vie et je les nourris
dans la lueur du premier
quartier de lune.
—Marcie Rendon
Traduit de l’anglais par Luba Markovskaia et Éric Fontaine
Écoutez l’enregistrement le l’évènement Desire Lines. Lecture de poésie avec Liz Howard le 25 février 2023 à Artexte [en anglais seulement].