L’affichage de rue demeure de nos jours un aspect fondamental de la culture propre aux milieux communautaires et alternatifs. Dans ce contexte, j’aimerais partager quelques réflexions sur ma contribution à l’art de rue montréalais au cours des vingt dernières années. La série d’affiches que j’ai conservées au fil des ans, et dont je viens de faire don à la collection d’Artexte, permet de témoigner du rôle que joue l’affichage artistique pour préserver et nourrir les espaces culturels indépendants. Ce don m’offre aussi l’occasion de revenir sur mes propres rapports avec le militantisme montréalais.
Quand je repense à mon apport à la culture de l’art de rue, je me revois marcher dans la ville, tard le soir ou au petit matin, à la recherche des meilleurs endroits où placarder des œuvres, une brosse et un seau de colle d’amidon à la main, et dans mon dos, un sac rempli d’affiches annonçant des manifestations et des événements à venir.
Tout comme l’art alternatif, les initiatives politiques citoyennes conservent un lien profond avec la culture de l’art de rue. Étant donné que la défense de causes inextricablement liées à la ville – l’accès au logement, le soutien aux revendications autochtones et aux droits des personnes migrantes – relève principalement du milieu communautaire et se joue en marge des structures institutionnelles, avec très peu de moyens, les communications de rue demeurent essentielles. De plus, de telles campagnes donnent à entendre des voix critiques qui mettent en cause les paradigmes défendus par la classe politique dominante, des voix dont les revendications sont tantôt négligées, voire carrément ridiculisées par les grands médias. L’art de rue devient dès lors un outil essentiel pour transmettre les idées, et les cadres conceptuels et politiques qui sous-tendent l’action militante.
En cette période névralgique, on constate l’ampleur de l’écart entre opinion populaire et prise de décisions politiques. Malgré des manifestations incessantes exhortant le gouvernement canadien à exiger un cessez-le-feu immédiat et permanent à Gaza, le gouvernement libéral de Justin Trudeau n’a pris aucune disposition concrète pour appuyer ne serait-ce qu’un simple appel à la suspension des hostilités, comme on en a entendu plusieurs, même de la part des plus hautes instances des Nations unies. Au contraire, l’État canadien reste politiquement complice d’une série de crimes de guerre inconcevables commis par l’armée israélienne contre le peuple palestinien de Gaza. La position de Trudeau demeure immuable malgré les nombreux sondages menés au Canada qui démontrent clairement un appui massif de la population à un cessez-le-feu et malgré le fait que la jeunesse sort dans les rues pour exiger que tous les droits de la personne, y compris ceux des Palestinien·nes, soient respectés.
Je me souviens qu’en 2003, un écart comparable s’était creusé en amont de l’invasion, indéniablement injuste, de l’Iraq par les États-Unis, alors que des manifestations monstres en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest tentaient de convaincre le gouvernement états-unien de ne pas intervenir. Là aussi, il y avait un gouffre entre les instances du pouvoir étatique et l’opinion de la communauté progressiste, qui prenait d’assaut les rues. Dans le cas de la guerre en Iraq, le mouvement de protestation – qui comprenait notamment des campagnes d’affichage – a été si imposant et infatigable que le gouvernement libéral de Jean Chrétien a été contraint d’endiguer la participation de l’armée canadienne à l’invasion. Si le Canada a néanmoins joué un rôle de soutien auprès de l’armée états-unienne, les manifestations massives, en particulier au Québec, ont su empêcher son implication complète.
Les affiches artistiques que l’on retrouve dans les rues illustrent clairement cet écart entre les politiques gouvernementales et l’opinion populaire. Pendant les vingt années, et plus, où j’ai été actif à Montréal comme artiste de rue et comme militant communautaire, la tactique de l’affichage a été un outil essentiel à ma démarche d’engagement.
Avec le soutien du Centre de justice sociale de l’Université Concordia, je mets actuellement sur pied des points d’accès aux archives de différentes institutions dont les collections renferment des affiches d’art, comme Artexte et les Collections spéciales de la bibliothèque de Concordia. Je cherche ici à contextualiser une série d’affiches afin que celles-ci puissent être consultées de façon interactive dans la collection que j’ai assemblée en collaboration avec les ami·es d’Artexte.
On y retrouve notamment une affiche créée par une amie à moi, l’artiste Sarah Mangle, où l’on peut lire : I can imagine this place without police [J’imagine bien cet endroit sans police]. J’adore cette affiche risographiée parce qu’elle renvoie aux nécessaires revendications des militant·es qui en appellent à un définancement des services de police, dans le contexte plus vaste du mouvement Black Lives Matter. Ce mouvement s’oppose à la violence inouïe avec laquelle les corps policiers s’attaquent aux communautés noires et aux autres communautés marginalisées, notamment aux Autochtones du Québec et du Canada. L’affiche de Sarah témoigne de la beauté du mouvement, qui nous invite à imaginer un monde sans police et qui nourrit nos rêves individuels et collectifs d’un monde plus juste.
J’aimerais également attirer votre attention sur un excellent design créé en soutien à la radio communautaire montréalaise CKUT 90.3 FM. J’ai réalisé ce projet en collaboration avec Jesse Purcell, artiste, graveur et membre de la coopérative artistique Justseeds, à l’époque où j’étais coordonnateur à la programmation à CKUT. Ce projet visait à donner de la visibilité à la station et à son message en investissant la rue comme une place publique où faire la promotion de cette radio communautaire essentielle pour la ville. Cette œuvre a été sérigraphiée des centaines de fois et placardée afin de faire connaître le havre qu’est CKUT pour la musique non commerciale et les voix militantes.
À présent, j’aimerais aborder deux affiches portant sur la lutte de libération palestinienne. La première a été créée pour une action appelée « Refugee camps are no one’s home » [Les camps de réfugié·es ne sont la maison de personne], qui s’est déroulée sur le boulevard Saint-Laurent, dans le terrain vague près de la librairie anarchiste L’insoumise. L’événement, à l’organisation duquel j’ai contribué en tant que membre de l’organisme communautaire Coalition Against the Deportation of Palestinian Refugees, s’est tenu dans le contexte de la répression politique qui a marqué l’Amérique du Nord après le 11 septembre. Un groupe de réfugié·es palestinien·nes est arrivé au Canada en provenance des États-Unis, majoritairement en passant par New York, pour se rendre à Montréal. Étant donné le climat politique qui avait cours aux États-Unis, où les communautés arabe et musulmane voyaient leurs droits fondamentaux faire l’objet de violations systémiques, de nombreux·ses Palestinien·nes apatrides ont été forcé·es de migrer à Montréal.
Une campagne populaire a été organisée en soutien à ces personnes, qui provenaient de territoires occupés, notamment de la bande de Gaza, mais aussi des camps de réfugié·es au Liban, en Syrie et en Jordanie. À l’époque, le gouvernement canadien cherchait à déporter ces demandeur·euse·s d’asile, qui occupaient majoritairement des emplois essentiels dans les cuisines des restaurants du centre-ville. Des déportations vers les États-Unis étaient prévues pour 2004 et 2005. J’ai conçu cette affiche pour annoncer une action qui consisterait en un campement installé directement sur le boulevard Saint-Laurent, avec une radiodiffusion en direct sur les ondes de CKUT. Cette campagne s’est soldée par un certain succès, car la plupart des Palestinien·nes représenté·es par le groupe d’action ont fini par obtenir leurs papiers canadiens [1].
Je présente également une affiche conçue par Dave Ron dans le cadre d’une campagne de soutien pour le village de Bil’in, situé sur les Territoires palestiniens occupés. Bil’in était un point de rassemblement pour des manifestations hebdomadaires contre la construction, par le gouvernement israélien, d’un mur de séparation. Celui-ci était désigné par tous les principaux groupes de défense des droits de la personne, y compris Amnistie internationale et le Human Rights Watch, comme un dispositif central du système d’apartheid mis en place par l’État israélien, un système qui réduit les Palestinien·nes à des citoyen·nes de seconde zone, notamment par le contrôle total de leurs territoires par l’État israélien. Green Park, une entreprise enregistrée au Québec, contribuait par ses investissements à la création d’infrastructures coloniales sur les terres agricoles traditionnelles de Bil’in [2]. Cette affiche sérigraphiée, diffusée largement dans la ville et ailleurs, a servi à publiciser cette campagne.
Enfin, j’aimerais partager une affiche créée pour un événement que j’ai co-organisé à l’espace culturel montréalais Casa del Popolo dans le cadre de la série Wired on Words and Music, un événement mensuel orchestré par le regretté Ian Ferrier, dont j’ai contribué à coordonner par la suite, qui met en scène des poètes, des musicien·nes et d’autres interprètes. Je travaillais avec un petit groupe de jeunes militant·es autochtones à Kahnawake qui cherchaient à se réapproprier leur patrimoine culturel à travers la langue et qui organisaient aussi des événements culturels donnant voix à la jeunesse des Premières Nations. Avec certain·es de ces jeunes, je me suis rendu, à partir de Kahnawake, sur les barricades érigées par le peuple algonquin contre les coupes à blanc menées sur les territoires traditionnels de la Première Nation Grassy Narrows, dans le nord-ouest de l’Ontario. Dans les mois qui ont suivi cette expédition, j’ai gardé le contact avec les personnes que j’avais accompagnées. Cette affiche, illustrée par l’artiste autochtone Gord Hill, annonce une activité-bénéfice à laquelle avaient pris part des artistes de Kahnawake et qui s’était tenue en soutien à a Mohawk Eastern Society, qui travaillait de près avec les jeunes militant·es de la réserve.
Ces affiches ne forment qu’un petit échantillon de celles que j’ai placardées dans les rues de Montréal au fil des ans – des œuvres au carrefour entre l’art et le militantisme, comme l’est mon propre travail et celui de nombreux·euses autres Montréalais·es. Toutes ces œuvres ont été créées pour être affichées dans les rues, et forment un aspect de l’écosystème politique et culturel plus vaste de l’art de rue à Montréal.
Si, dans ses communications touristiques, l’administration montréalaise se plaît à célébrer la ville comme une plaque tournante de la culture et de la musique alternatives, la pratique de l’affichage, une tactique de diffusion essentielle pour la sauvegarde des espaces artistiques autonomes, est encore aujourd’hui criminalisée par la police. En collant des affiches tard dans la nuit, il n’est pas rare de faire face à la répression policière – une réalité propre à l’art de rue qu’il est nécessaire de reconnaître. Cette réalité, il faut également y résister, car la criminalisation de l’art de rue et de l’affichage populaire doit cesser.
Je suis ravi de partager cette sélection d’affiches tirée de mes archives, qui peuvent désormais être consultées dans la collection d’Artexte et qui contribueront, je l’espère, à une reconnaissance plus généralisée de l’importance de telles pratiques.