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En conversation

Un bref historique de W.O.R.K.S

Affiche avec invitation à contributions au First World Festival of W.O.R.K.S. Calgary (Juin 1972). Image : courtoisie de l'archive Clive Robertson.

Paru en 1975, w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t. consigne, en ordre vaguement chronologique, les projets commissariés et les manifestations artistiques individuelles comme collaboratives réalisés entre 1970 et 1974 par les artistes Clive Robertson et Paul Woodrow. L’ouvrage comporte deux introductions, un index, une biographie commune, des notes de programmes et une liste de vidéos et de publications imprimées.

Programmation/set list pour le concert de W.O.R.K.S. : Calgary, 1973; Montréal 1973; Calgary, 2012. Images : courtoisie des archives de Clive Robertson.

Robertson et Woodrow se sont rencontrés en mars 1972 à Calgary. Ensemble, ils ont formé le collectif de performance et d’édition W.O.R.K.S. (We.Ourselves.Roughly.Know.Something.), avec la collaboration de Su Clancy (Robertson), de Rick Holyoke, de Judith Woodrow, de David Smith, de Ken Jones et de Bill Rowat. Dès ses débuts, le collectif a adopté une approche internationaliste en organisant et en accueillant des projets en arts vivants et des œuvres vidéo de partout dans le monde, devenant ainsi un « centre de contact avec l’étranger » pour l’International Artists’ Cooperation (IAC) [1]. En 1973, Robert Filliou, artiste et poète appartenant au mouvement Fluxus et à celui de l’action poetry, a dédié sa performance Telepathic Music No.2 aux « membres canadien.ne.s de la Fête Permanente : Véhicule, Montréal ; General Idea, Toronto; W.O.R.K.S., Calgary et Image Bank, Vancouver » [2].

w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t., publication dirigée par Robertson et Woodrow, et dont les textes ont été rassemblés par le collectif W.O.R.K.S., est parue chez Beau Geste Press, un éditeur indépendant qui a été très actif entre 1971 et 1976. Elle a été tirée à 500 exemplaires, dont 300 ont été distribués par BGP, et 200, par le collectif lui-même. Sur la page couverture, les lettres « s.c.o.r.e. » sont mises en évidence pour évoquer les « partitions d’événements » influencées par le mouvement Fluxus, ainsi que les autres modes d’observation et d’instruction propres à la musique expérimentale, aux happenings et aux différentes formes de documentation que privilégiait le collectif. Les activités de W.O.R.K.S. s’apparentent ainsi à la définition de Fluxus telle que formulée par George Brecht : « Des individus qui ont en commun quelque chose d’insaisissable et qui se sont naturellement rassemblés pour publier et interpréter leurs œuvres » [3].

Grâce à son réseau international, W.O.R.K.S. a noué une relation déterminante avec David Mayor, qui a cofondé la maison d’édition BGP avec l’artiste anarcho-syndicaliste Felipe Ehrenberg et Marta Hellion. Ehrenberg a fui le Mexique, menacé de persécution en raison de sa participation aux soulèvements populaires de 1968, et s’est exilé en Angleterre avec Martha et leurs deux enfants. Il s’est rapidement taillé une place dans les milieux artistiques londoniens, où il a rencontré Mayer, qui l’a invité à Exeter. Cette visite a poussé Ehrenberg à déménager à la campagne et à établir BGP à « Langford Court, un magnifique manoir au toit de chaume qui surplombait le minuscule hameau de Clyst, près de Cullompton, depuis le xive siècle » [4]. Le nom Beau Geste Press est un jeu sur les mots « geste » et « Gestetner », le duplicateur cyclostyle qu’employait la maison d’édition.

Live Lice, Calgary Cable TV, 1974. Images : courtoisie de l'archive de Clive Robertson.

L’intérêt de BGP pour la documentation artistique était bien mis en valeur dans la programmation du festival FLUXSHOE, organisé principalement par Mayor entre octobre 1972 et octobre 1973, et auquel W.O.R.K.S prenait part. Mayor a créé ce festival, décrit comme « un petit spectacle ambulant qui vise à exposer les œuvres publiées de plusieurs artistes, non-artistes et an-artistes ayant publié ou performé avec Fluxus » [5], alors qu’il était doctorant en histoire de l’art. FLUXSHOE tournait dans sept villes du Royaume-Uni (en évitant sciemment le centre culturel qu’est Londres) dans une camionnette usagée transportant une sélection d’œuvres à exposer « dans un système modulaire de cubes de carton » [6]. La tournée s’arrêtait également dans des salles de spectacle pour offrir des prestations. En 1973, Woodrow s’est représenté à Croyden, à Nottingham et à Blackburn ; Robertson et Clancy, à Hastings [7]

En préparation pour le festival, BGP a fait tirer 2000 exemplaires du catalogue FLUXSHOE par un imprimeur commercial. La publication comportait des contributions expédiées par la plupart des participant.e.s au festival, y compris par des membres bien établis de Fluxus tels que George Maciunas, Yoko Ono, Joseph Beuys, Takehisa Kosugi, Ben Vautier et Takako Saito. De plus, BGP disposait une série de grands formats uniques réalisés par les artistes dans chaque espace d’exposition, ce qui a donné lieu à la compilation Fluxshoe Add End A 72-73 (1973). Parmi ces nombreuses contributions supplémentaires, on retrouve celles de COUM Transmissions (avant l’époque de Throbbing Gristle), de Helen Chadwick, de Woodrow, de Robertson et de Clancy. Tout comme l’importante collection « Something Else Press » (1966-1974) de Fluxus, dirigée par l’artiste et éditeur Dick Higgins, les publications plus artisanales de Beau Geste, réalisées à la presse typographique et au cyclostyle Gestetner, comprenaient des livres d’artistes et des traces documentaires d’événements. Il y avait aussi une série de reportages intitulée Schmuck, qui couvrait les milieux artistiques de divers pays présentés par des artistes différents : Robert Filliou pour la France, Kristján Gudmundsson pour l’Islande, Milan Knížák pour la Tchécoslovaquie, Takehisa Kosugi pour le Japon, Endre Tót pour la Hongrie et Wolf Vostell pour l’Allemagne.

 

w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t. s’inscrit parfaitement dans cette démarche de documentation artistique autonome et axée sur les événements. Les prestations individuelles de Robertson et de Woodrow, ainsi que les activités para-institutionnelles de W.O.R.K.S. – notamment les archives d’artistes, les enregistrements audio, les productions vidéo, les spectacles, l’organisation de festivals et les interventions télévisuelles – y sont documentées par des photographies et des reliques de performances soigneusement indexées. Ce riche catalogue des actions de W.O.R.K.S témoigne de l’importance du collectif dans le milieu artistique canadien comme international. w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t. est l’un des premiers ouvrages canadiens à consigner des performances, préfigurant des publications essentielles telles que Performance By Artists (1979), sous la direction de Peggy Gale ; Performance, Text(e) & Documents (1980), actes de colloque rassemblés par Chantal Pontbriand ; Performance au/in Canada 1970-1990 (1991), sous la direction d’Alain-Martin Richard et de Clive Robertson ; Live at the End of the Century (2000), textes recueillis par Brice Canyon ; Art Action 1958-1998 (2001), sous la direction de Richard Martel ; Caught In The Act: An Anthology of Performance Art by Canadian Women (2004) et More Caught In The Act (2016), tous deux dirigés par Johanna Householder et Tanya Mars.

À la suite des projets documentés dans w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t., W.O.R.K.S. a poursuivi ses activités en créant le magazine Voicespondence (1974) sur l’art de l’audiocassette, qui présentait le travail d’artistes comme Image Bank, General Idea, Dick Higgins, Robert Filliou, Suzy Lake, Emmett Williams, Cosy Fanni Tutti, John Oswald et David Mayor. Sous la direction de Rick Holyoke, W.O.R.K.S. a produit l’émission télévisuelle satirique Live Lice. En 1975, Woodrow et Robertson ont créé W.O.R.K.S. Plays Cricket, une installation photographique et de performance formulant une critique de l’art comme modalité d’occupation. En 2012, W.O.R.K.S. Amongst The Easels (1973) est reprise dans le cadre du festival M:ST (Mountain Standard Time), à Calgary. Pour cet ultime événement anniversaire, Woodrow et Robertson étaient accompagnés sur scène par les artistes invité.e.s Terrance Houle, Johanna Householder et Matt Rogalsky. Le regretté Woodrow est mort en 2015.

Au-delà de W.O.R.K.S., Woodrow a collaboré avec Brian Dyson (Syntax Arts Society), le sociologue de l’art Hervé Fisher, l’artiste féministe Mireille Perron (Anecdotal Waters/Anecdotes d’eau) et Alan Dunning, autour du Einstein Brain Project (1995-2001). Pour Robertson, la promesse de W.O.R.K.S., à la fois comme forme de collaboration et comme posture critique, a perduré en 1975-1978 avec son travail au Parachute Center of Cultural Affairs/Artons, où il organisait des résidences d’artistes, des créations vidéo et des festivals. En collaboration avec Marcella Bienvenue à Calgary et avec Lisa Steele à Toronto, ainsi qu’avec Tom Sherman, Kim Tomczak, Carole Conde, Karl Beveridge, John Greyson, Otis Richmond et plusieurs autres, Robertson a poursuivi son travail d’édition en créant le magazine Centerfold/FUSE (1976-2014). En partenariat avec Janet Martin, il a transformé la revue d’art audio Voicespondence en étiquette de musique alternative produisant des vinyles par des ensembles comme The Government, Gayap Rhythm Drummers, De Dub Poets, Fifth Column, Plasterscene Replicas et par Clive Robertson lui-même. Vivant entre Toronto, Ottawa, Montréal et Kingston, il continue de présenter des performances et des activités pédagogiques avec Frances Leeming.

Avec son histoire hétéroclite, W.O.R.K.S. a contribué aux pratiques esthétiques et politiques qui ont façonné les réseaux artistiques canadiens des années 1970. Avec l’essor des centres d’artistes autogérés, il est devenu une plateforme incontournable de la production culturelle jusqu’à nos jours. La publication w.o.r.k.s.c.o.r.e.p.o.r.t. est un trésor retrouvé documentant le dynamisme d’un milieu artistique décentralisé, dont la mission se nourrissait d’un réseau international et de son dévouement pour une révolution culturelle canadienne pleine de fougue.

 

Craig Leonard

Traduit de l’anglais par Luba Markovskaia

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