Joana Joachim : Je suis curieuse à propos de ce qui a suscité ton intérêt pour la collection. Pourrais-tu me parler un peu de ce qui t’a mené à ce projet en particulier ?
Caroline Blais : J’ai toujours collectionné la chose imprimée de manière spontanée. J’ai un amour du papier et du graphisme depuis l’adolescence, le collage étant le premier médium avec lequel je me suis exprimée artistiquement. Je rapporte toujours des flyers, des programmes de théâtre et de lieux d’art, des fanzines et des livres quand je vais en voyage. Dans un sens, je crée ma propre collection, selon mes inclinations naturelles.
Il y a plusieurs années, on m’a invitée à déposer des documents à Artexte pour créer mon dossier d’artiste (fig. 1). Comme dans ma collection se trouvaient des programmes de festivals et des flyers d’événements auxquels j’avais participé, je les ai apportés pour constituer mon dossier. Cette invitation a été ma porte d’entrée et m’a fait découvrir ce lieu que je ne connaissais pas.
Quand j’ai appris à connaître la raison d’être de la collection, j’ai reconnu un lieu avec lequel je ressens une grande connexion. C’est un effort collectif fondé en majorité sur des dons de gens qui ont voulu partager leurs collections individuelles. C’est donc assez « grassroots » et ça me plaît beaucoup, tout comme l’idée de la conservation de documents éphémères, des documents parfois sans prétention, mais qui sont tout de même témoins de leur temps.
Depuis quelques années j’ai aussi beaucoup aimé découvrir la communauté autour d’Artexte. J’ai assisté à quelques présentations d’artistes suite à des résidences et j’ai toujours trouvé intéressant de découvrir ce que ces individus puisent à partir de la collection. Comme je travaille beaucoup à partir d’observations et d’archives, j’ai eu envie de voir quel genre d’œuvre je pourrais créer en me concentrant sur les documents papier de la collection. En partant de mon propre dossier d’artiste, j’avais envie de suivre les noms d’artistes que j’allais découvrir dans les documents pour passer d’un dossier à l’autre, comme quand je fais des recherches sur internet. De cette manière, j’apprendrais sur ma communauté, et je tisserais des liens entre les gens et les lieux à travers le temps. Plutôt que de créer une œuvre vidéo comme je pensais au départ, j’ai finalement raconté le processus de ma résidence dans une conférence (fig. 2) comme conclusion de celle-ci, pour partager mon expérience et surtout les réflexions qui m’ont traversée et nourrie lors de mon passage à Artexte.
J2 : Comment décrirais-tu l’influence de cette habitude de collectionnement, que tu as depuis déjà bien longtemps, sur ton processus de recherche ou ton cheminement dans la collection durant ta résidence de recherche ?
CB : En y pensant bien, je réalise que ma collection est un sous-produit d’un processus de découverte qui est très intuitif et motivé par la curiosité. C’est de cette manière que j’ai abordé la recherche lors de cette résidence, en suivant des filons portant autour de l’art dans la vie (fig. 3) et de la vie dans l’art (fig. 4). Je me suis aussi laissée guidée par les gens rencontrés au fil des années et des communautés artistiques que j’ai côtoyés, de Montréal à Moncton en passant par Winnipeg et Québec. Il y a aussi des approches qui résonnent chez moi, soit la candeur, l’humour, une simplicité visuelle, qui vont attirer mon attention et me donner envie de m’y plonger. Ma méthodologie consiste donc à prendre pour point de départ ces sujets, gens et styles qui me parlent pour suivre intuitivement le chemin qui se trace devant moi. Ensuite, comme je le fais quand je voyage, je capture mes impressions avec des notes manuscrites et je prends des photos pour avoir des souvenirs visuels. Pour partager mes découvertes, je crée un récit de ma démarche en espérant que ça les rende accessibles et que ça ouvre une porte à la réflexion et l’introspection.
Une attitude qui m’a bien servie dans ma résidence a surtout été d’être présente et de ne pas mettre trop de poids sur le résultat. Il y a quelques fois où je suis venue et je n’ai ouvert aucune boîte de documents. À la place, j’ai assisté à une activité (fig. 5), pris du temps pour rechercher en ligne des informations sur une question parallèle, discuté avec l’équipe, rencontré d’autres chercheur.es, et observé ce qui se passait dans le lieu.
J2 : Qu’est-ce qui rend la documentation sur l’art contemporain utile à ta recherche, en quoi t’est-elle utile ?
CB : Je suis une artiste, mais je n’ai jamais étudié spécifiquement en art. À mesure que je grandis dans ma pratique d’artiste, que je me professionnalise, j’apprends sur le milieu un peu à tâtons. Je me nourris de mes expériences tangibles et de celles de mes collègues avec qui j’ai des conversations, et je cherche toujours à mieux comprendre les milieux dans lesquels je travaille et j’évolue, pour continuer d’y naviguer de manière éclairée et de me faire un chemin. Donc je veux me nourrir des expériences des autres artistes, voir où ils ont présenté leur travail, dans quel contexte, le genre de documentation qui en a émané. Qui sont leurs contemporains, qui sont les miens ? J’ai aimé connaître le parcours sur une longue période de certains artistes aussi, ça aide à visualiser ce que peut être une pratique dans le temps.
La documentation en art contemporain m’aide donc à comprendre mon milieu. J’ai fait des recherches dans la boîte thématique des conditions de l’artiste pour découvrir des articles datant des années 1990 et 2000 sur l’éviction des ateliers d’artistes pour les transformer en bureaux ou en condos (fig. 6), ce qui résonne énormément avec la crise des ateliers d’artistes qui se fait sentir (de nouveau) depuis 2 ans à Montréal (fig. 7). J’ai fait des recherches dans la boîte thématique d’art public, car c’est une avenue qui m’intéresse. J’étais contente d’apprendre sur les œuvres, ainsi que de voir des exemples de concours et d’appels de projets, mais surtout de constater les réactions vives que certaines œuvres suscitent autant dans les institutions que chez le public, à travers des articles de journaux (fig. 8).
J’observe des documents sur le statut socio-économique de l’artiste publiés par le gouvernement du Québec (fig. 9), et des articles de journaux sur les politiques qui ont été mises en place (ou essayer d’être mises en place) par les différents gouvernements fédéraux et provinciaux au fil des décennies. Encore une fois, pour comprendre mon milieu dans un contexte plus large et trouver ma place, faire ma place, prendre ma place.
J2 : De quelle façon ta pratique artistique ou ton approche ont-elles été transformées, ou aurait pu l’être, par une de tes trouvailles dans la collection ?
CB : Au moment où j’ai commencé la résidence, j’étais déjà dans une période de transition. Je venais de terminer un court métrage d’animation, un projet d’une nouvelle envergure pour moi et un travail de longue haleine dans lequel j’étais complètement immergée et en apprentissage constant. En sortant du projet, j’étais dans un creux créatif, je cherchais une nouvelle idée de film d’animation, mais je ne trouvais pas. Quand je suis arrivée à Artexte pour la résidence, je n’avais donc pas de but précis dans ma recherche. Cependant, j’avais surtout en tête d’utiliser les qualités formelles des documents pour en faire un film d’animation, parce que c’est quelque chose que j’ai souvent fait dans les dix dernières années, et que je voyais d’un bon œil ce nouveau terrain de jeu.
Ce que j’ai fini par faire a été de lire beaucoup. Je me suis lancée dans une recherche et qui résonnait avec des questionnements, et qui en a fait émerger d’autres. J’ai aussi aimé aller vers les gens. C’est quelque chose que je fais déjà, je m’intéresse à d’autres pratiques artistiques et à celles et ceux qui les pratiques. J’ai aimé extraire de la collection des œuvres pour les partager dans ma conférence, et c’est quelque chose que j’aimerais continuer de faire, partager le travail des autres.
La résidence m’a aussi donné un prétexte pour réfléchir à la reconnaissance territoriale, cette adresse qu’on entend de plus en plus en début d’événement, reconnaissant les terres autochtones non cédées sur lesquelles nous nous trouvons. Je me suis questionnée à savoir si j’allais aussi en parler en introduction de ma conférence. De quelle manière suis-je réellement consciente de ce que ça veut dire ? J’ai réalisé que je suis passablement déconnectée de la réalité autochtone, même si je m’y intéresse. À travers la résidence j’ai continué à m’y intéresser à travers l’art, et ces réflexions m’ont aussi encouragée à suivre un cours de langue Mi’kmaq.
J2 : Qu’as-tu trouvé le plus surprenant de ton expérience ou de tes trouvailles pendant tes recherches dans la collection ?
CB : J’ai été à la fois surprise et enthousiaste de découvrir des traces de correspondances dans des dossiers d’artistes. Des copies de lettres dactylographiées avec en-tête, des bribes d’échanges entre individus et institutions. On peut imaginer le contexte les entourant grâce à certains indices formels sur les documents, comme les adresses d’envoi et de retour, la date, les noms et parfois des logos, et bien sûr dans le texte. Les lettres que j’ai trouvées sont à la fois assez protocolaires, mais reflètent des étapes importantes dans la pratique et la vie d’un.e artiste.
Par exemple, un accusé de réception pour un dépôt de partitions musicales à la Bibliothèque nationale du Canada accompagné d’une lettre signifiant que ces dons viennent enrichir le patrimoine musical canadien. (fig. 10)
Celle qui m’a le plus surprise est une lettre d’un couple adressée à un dirigeant d’une corporation disant que leur œuvre d’art public les a inspirés à commander une œuvre sculpturale à cet artiste pour l’installer devant chez eux fig. 11). Cette lettre est intéressante pour moi parce que dans un sens, l’art en est le prétexte, mais elle aborde plusieurs sujets qui sont aussi connexes : le privilège de pouvoir commander une œuvre monumentale, l’entretien d’œuvres et les gens dont c’est le travail, la visibilité du travail des artistes, la connexion à une œuvre et le bonheur d’être entouré d’art, la langue commune de communication, entre autres choses.
J’ai aussi été touchée par une lettre (fig. 12) qui semble être posthume de l’ami d’un artiste, partageant l’implication et l’enthousiasme que celui-ci avait pour sa pratique artistique au fil des années. Malgré le ton formel retrouvé dans ces lettres, leur propos émane de la tendresse, de la bienveillance et de l’enthousiasme pour l’art. Je me demande si c’est quelque chose qu’on verra moins à l’avenir dans les fonds d’archive ? Est-ce qu’on imprime des courriels pertinents ou touchants de nos jours ?
J2 : Que dirais-tu demeure dans la collection (un dossier, une pratique, une publication ou autre), mais n’y est pas inclus ?
CB : Du fait que c’est une collection qui fonctionne principalement par des dons, et qui couvre un domaine très large, il est évident qu’elle reste incomplète. J’ai remarqué en consultant les dossiers d’artistes dont je connais la pratique qu’il manque souvent des informations sur le travail plus récent (et je m’inclus aussi ici !) Je crois aussi que de plus en plus, la documentation de notre travail d’artiste passe par nos sites web et les réseaux sociaux, et ceux-ci sont rarement archivés, bien qu’il existe des outils pour le faire. Cela dit, la préservation des archives est un travail de plus qui incombe à l’artiste (mis à part quelques exceptions, voir fig. 13), mais je réalise à quel point celui-ci est important.
J’ai aussi remarqué qu’il y a eu un âge d’or de collecte d’articles de journaux sur l’actualité artistique dans les années 1990, par exemple dans le dossier des conditions de l’artiste, et que malgré l’actualité bouillonnante des dernières années à ce sujet, on n’y trouve pas d’articles récents. En en discutant avec les bibliothécaires, j’ai compris qu’à l’époque, il y avait des gens dédiés à ce travail et que ce n’était plus le cas. J’ai aussi compris qu’il est facile de faire la demande d’ajout d’articles ou de les fournir nous-mêmes pour que le dossier soit bonifié. Donc la beauté avec cette collection, c’est que s’il manque quelque chose dans celle-ci, en principe c’est possible pour nous de contribuer pour que ce manque soit comblé.
À chacune des visites que j’ai faites, il y avait toujours d’autres personnes qui étaient présent.es pour consulter la collection ou assister à un événement, et j’étais contente de voir que ce lieu est bien vivant. Pour ceux qui hésitent toujours à y aller, je vous invite à visiter ce lieu inclusif et je vous assure que votre place y est !
Pour terminer, une liste non exhaustive des livres d’images que j’ai aimé consulter lors de mes visites à Artexte:
Sol LeWitt : Arcs and Lines
Bruno Munari : Square Circle Triangle
Annie Pootogook : Cutting Ice
Inuit women artists : Voices from Cape Dorset
Corine Lemieux : En cours de route
Julie Doucet : J’aime
Julie Doucet : Fantastic Plotte
Anonyme : A portrait of David
Micheal Dumontier et Micah Lexier : Call Ampersand Response