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Notes de parcours

Explorer la pratique performative de l’auto-édition

Lors d’un atelier de fanzines offert au Art Hive de l’université McGill Jessica Hébert, Bibliothécaire d’Artexte, s’assoit avec l’artiste Victoria Stanton pour parler de sa pratique (14 mars 2018).

Victoria Stanton au McGill Art Hive, mars 2018. Photo: Jessica Hébert

Victoria Stanton est une artiste de performance interdisciplinaire ainsi qu’une chercheuse-commissaire-pédagogue. Elle a commissarié des programmes de performance pour le compte de centres d’artistes tant à Montréal qu’à Toronto, rédigé des écrits critiques sur les pratiques de performance interdisciplinaires—particulièrement sur le performatif tel que révélé dans les œuvres matérielles et temporelles—pour diverses publications artistiques et est membre fondatrice du collectif de performance et de recherche TouVA (avec Sylvie Tourangeau et Anne Bérubé). Son premier livre Impure, Reinventing the Word: The Theory, Practice and Oral History of Spoken Word in Montreal (conundrum press, 2001), co-écrit avec Vincent Tinguely, fait le récit de ce mouvement artistique dynamique au moyen d’entrevues effectuées auprès de plus de soixante-quinze artistes. Son deuxième livre Le 7e Sens : Pratiquer les dialogues / pratiquer les workshops / pratiquer le performatif au jour le jour / pratiquer l’art performance (SAGAMIE édition d’art, 2017), co-écrit avec TouVA et dont la recherche initiale a été effectuée lors d’une résidence de huit mois chez Artexte (2008-2009), propose une exploration du « performatif » dans l’art performance.

JH Bonjour Victoria, pourrais-tu expliquer comment tu as commencé à t’intéresser à la création de fanzines ?

VS Au tout début, avant les fanzines, je créais des livres d’artistes. Je m’étais intéressée aux livres d’artistes pendant mon baccalauréat parce que je n’avais pas encore trouvé un sens à ma pratique d’artiste visuelle. Je ne me sentais pas vraiment capable de dessiner, je ne me sentais pas vraiment intéressée à explorer les médiums visuels comme ils étaient présentés, et quelque chose de petit et de restreint — comme le livre — était pour moi un format moins intimidant à explorer. Ça a commencé par du collage, et ces collages sont devenus des cartes postales. J’avais des projets de cartes postales et ensuite les projets de cartes postales sont devenus des projets de livre. Je voulais explorer ces idées en combinant le collage, le dessin et l’écriture, même si c’était surtout du collage et du texte. C’était le début de cette recherche sur la création de livres et de multiples, et à partir de là mon intérêt pour les fanzines a émergé, car je me suis rendue compte que je voulais créer des choses qui était peut-être un peu moins laborieuses. Les livres finissaient inévitablement par prendre des heures et des heures. J’en faisais plusieurs copies, et je cousais ou je perforais chacun d’entre eux à la main, donc le fanzine que je pouvais photocopier et plier était définitivement plus facile à faire. Le grand projet de fanzine a eu lieu quand mon ex-partenaire Vince Tinguely et moi — qui étions tous les deux très présents dans la communauté de créations orales (spoken word) — à un certain moment, nous sentions qu’il y avait un blocage d’endroits ou présenter des œuvres, ou de gens avec qui travailler et on se sentait tous les deux un peu coincés. On voulait explorer un autre endroit où on pouvait parler des mêmes choses, mais dans un autre format, et c’est à ce moment-là que le projet de fanzine Perfect Waste of Time a vu le jour. [1]1Victoria Stanton, Vincent Tinguely (1997). Perfect Waste of Time.

JH Oui, justement j’étais curieuse à propos du lien entre la pratique de création orale et de fanzine.

VS Oui, c’est ça, elles sont directement liées. La première édition était un numéro très spécifique, on voulait parler de notre désenchantement avec la scène de créations orales à l’époque, mais on ne voulait pas nous sentir censurés, donc on a produit une [publication] anonyme. On ne parlait de personne en particulier, mais plutôt d’un certain découragement envers l’état de certaines choses à ce moment particulier. On en a fait un projet anonyme pour pouvoir dire ce qu’on voulait et pour stimuler un dialogue, sans avoir à être ceux qui entament le dialogue. Le premier numéro est sorti et nous l’avons distribué dans notre communauté. Et, je devrais ajouter, à l’époque beaucoup d’artistes vivaient dans un endroit concentré, donc on savait que tous ceux à qui on voulait le montrer allaient le voir, et ils l’ont vu. Donc il a vraiment stimulé une bonne conversation. On s’était tellement amusé à produire le premier qu’on s’est dit « ah pourquoi on n’en ferait pas un autre ? Pourquoi ne pas en faire une parution mensuelle ? » Et ça a continué pour environ deux ou trois ans, une fois par mois. Ça a commencé parce qu’on avait un grief et on voulait l’exprimer de façon anonyme. Tu parles de ne pas s’assumer ! (rire)

JHEt quels étaient les retours ?

VS Eh bien, d’une part, on était déjà intéressé à Factsheet Five, pour chercher et commander des fanzines. On a envoyé des exemplaires à Factsheet Five en disant, « pourriez-vous faire une critique de ça ? » Et ensuite, on a pris connaissance de Broken Pencil à Toronto, donc on leur a envoyé des copies et donc ils ont commencé à faire l’objet de critiques. Mais dès qu’on a commencé à les présenter à des publics différents, on a dû révéler qui on était. Donc on est passé de l’anonymat à être « cette publication » et ça a fini par ouvrir le dialogue davantage. On a reçu de très bons retours, mais ça nous était aussi un peu égal qu’ils soient bons ou mauvais. Les commentaires sont des commentaires, les gens n’ont pas besoin de l’aimer. Je me souviens d’un numéro où une personne a dit dans sa critique « Je suis confus, je ne sais pas ce qui se passe ici, » alors qu’une autre personne avait de très bons commentaires sur nos propos et sur notre façon de les présenter et ça a mené à ce qu’on nous demande d’écrire sur l’auto-édition. On s’est retrouvé de l’autre côté très rapidement, de la création, à nous faire poser des questions à propos du phénomène de la création.

JHJe sais que Perfect Waste of Time contient beaucoup de propos politiques — des politiques locales. Pourrais-tu parler une peu du processus de création pour chacun ?

VS Vince et moi vivions ensemble à l’époque donc on parlait beaucoup et on écoutait les mêmes nouvelles. On était toujours en conversation et de temps à autre on entendait ou on voyait quelque chose et l’un d’entre nous disait : « Ah, ça va être un sujet parfait à aborder dans le prochain numéro. » S’il y avait une élection avec des résultats défavorables, ou une annonce publicitaire présentée fréquemment, on se disait : « C’est quoi cette annonce ridicule ? Il faut dire quelque chose là-dessus. » Je crois qu’un de mes numéros favoris est celui où on parle de la nourriture avec laquelle nous avons grandi. Il se trouve que ni l’un ni l’autre n’avaient de parents hippies et que nous avions tous les deux grandi en mangeant des aliments traités. Donc on a fait un numéro sur les produits alimentaires transformés — un numéro sur la nourriture de notre enfance.[2]2Victoria Stanton, Vincent Tinguely (novembre 1997). "Industrial Food". Perfect Waste of Time. Ça aurait été très rapide à faire, mais ça pouvait aussi être un sujet dont on avait parlé par hasard et qu’on se soit dit : « Ah, on doit faire un fanzine à propos de ça — à propos de la nourriture horrible qu’on mangeait en grandissant ! » Donc les enjeux du jour étaient combinés avec des choses qui étaient vraiment absurdes et ridicules.

JH Je suis curieuse à propos des parallèles entre les communautés de personnes impliquées dans le milieu du fanzine et celles impliquées dans le monde des créations orales, sont-elles particulièrement reliées ?

VS Je dirais que oui. Je ne sais pas si c’est encore vrai parce que je ne suis plus aussi impliquée dans ce monde particulier qu’auparavant. Donc je ne peux pas vraiment parler à propos de ce qui est courant. Selon moi il y a une relation naturelle parce qu’une des choses qu’ils ont en commun c’est de ne pas attendre pour quelqu’un d’autre — pour publier ou pour montrer ton travail, pour annoncer que tu fais quelque chose. Ça fait partie de ce phénomène fait-maison. Avec les créations orales — spécifiquement ceux qui s’intéressaient à l’écriture et qui voulaient un autre endroit pour exprimer leur travail. Au lieu de l’avoir sur papier, c’était une autre manière de partager ces histoires, ces narrations, ces poèmes, ou cette prose. Souvent les gens qui amenaient leurs œuvres sur scène les accompagnaient avec une publication. Les deux avaient lieu, quelqu’un créait une performance et produisait un livre à partir de celle-ci, ou avait un livre et présentait des extraits de celui-ci sous forme de performances. Catherine Kidd en est un excellent exemple parce qu’elle avait du travail auto-édité et du travail qui avait été publié, mais tous ses textes sont des textes qui avaient soit été performés ou qui allaient être performés de toute façon, donc souvent les livres venaient des enregistrements. Il y a une sorte de relation de symbiose entre la création orale et l’auto-édition parce que la création orale est une sorte d’auto-édition, sauf qu’elle prend la forme d’une performance.

JH Pourrais-tu parler de la relation que tu as maintenant avec l’auto-édition et l’art de la performance et comment elle est en lien avec ta pratique de performance ?

VS Je ne sais pas si elle est aussi présente qu’auparavant, cette notion d’auto-édition, parce que je crois que l’écriture a fini par prendre le dessus et par devenir des projets de livre qui se faisaient publier, ce qui est un tout autre enjeu.

Je vois toujours une forte relation entre eux, parce qu’auparavant, après chaque performance, pour une série de performances, je créais toujours une estampe. Et j’estampais toujours un objet ou une personne, pour laisser une marque de la performance ou une trace de la pièce, ou le titre de l’œuvre. Donc c’était des traces et j’ai toujours ces estampes. Il y avait un genre d’offre — un genre de cadeau. D’une certaine façon, j’ai arrêté de faire ça, mais c’est une question intéressante parce que ce n’est plus quelque chose qui est vraiment présent pour moi, mais je vois tout de même une forte relation entre ces deux choses.

L’extension de ceci maintenant c’est la recherche incorporée qui cherche un nouveau milieu, alors l’écriture provient de ceci, mais s’est retrouvée à un autre endroit. Il y a peut-être des textes sur les blogues en ligne par exemple, ou parfois des textes dans des magazines, où j’écris à propos du processus de la performance ou à propos de la pratique de quelqu’un d’autre parce que c’est un sujet qui est devenu très intéressant pour moi — le performatif dans la création artistique.[3]3Victoria Stanton, Vincent Tinguely (2001). Impure : Reinventing the Word : The Theory, Practice, and Oral History of 'Spoken Word' in Montreal.. Avec le collectif TouVA, on vient de publier notre livre, sur lequel nous avons travaillé pendant 10 ans, mais avec ce livre il y avait plusieurs textes qui ont été publiés avant la publication officielle du livre.[4]4Sylvie Tourangeau, Victoria Stanton, Anne Bérubé, TouVA (collectif) (2017). Le 7e Sens : TouVA . Alma, Qc: SAGAMIE édition d'art; Calgary, Alta: M:ST Performative Art Festival.. Je vois toujours une forte relation entre la performance et l’écriture, mais ce n’est peut-être pas l’auto-édition. Ça pourrait l’être, mais ça pourrait être la publication qui a lieu dans d’autres endroits aussi. Je ne dévalorise pas la possibilité de faire de l’auto-édition, mais c’est une de ces choses où la passion est vraiment importante pour la création, et ça a fini par être un tremplin vers d’autres choses et ces autres choses ont peut-être pris le dessus d’une manière qui semble englobante. Mais ça ne veut pas dire que je ne reviendrai pas à ce tremplin.

 

JH Crois-tu un jour revenir à ça, fabriquer des fanzines ou faire des enregistrements ?

VS Ouais, c’est toujours là comme une possibilité et il y a toujours ce désir de faire des trucs et je me sens comme si «Oh, je n’ai pas le temps pour ça» parce que toutes ces autres choses ont pris le dessus. Mais ces autres choses qui ont pris le dessus ont peut-être une durée de vie limitée, c’est difficile à dire. Je ne croyais jamais recommencer à m’intéresser à la création d’objets, et tout à coup les objets semblent être revenus dans ma création, sauf que la différence à présent c’est que je créé des choses et elles vivent ailleurs — elles sont offertes en cadeau. Donc je ne suis pas intéressée à créer et accumuler, mais plutôt ce qui m’intéresse c’est de créer et de trouver une vie pour ces choses ailleurs. Si je dois créer quelque chose, je veux lui trouver une place ensuite. Je le vois revenir. C’est difficile de savoir sous quelle forme, mais réaliser des idées sous forme de publication me semble toujours très intéressant.

J’aime toujours l’idée de simplement créer quelque chose de A à Z et ensuite de le distribuer et qui ça finit par devenir quelque chose qu’on transporte avec soi et qu’on finit par offrir aux gens. J’aime l’idée d’offrir des choses aux gens. Je ne veux pas collectionner des choses, je veux offrir des choses aux gens. Ou peut-être qu’ils ne veulent pas collectionner des choses non plus, et qu’ils ne veulent pas de mes choses, je ne sais pas. (rire)

JH Souvent, je trouve que l’auto-édition et les livres d’artistes sont comme une économie du cadeau, on offre des choses et les gens nous offrent des choses.

VS Oui, c’est vrai, c’est une belle circulation d’échanges, et j’aime beaucoup les communautés qui en ressortent. Ça aussi c’est très excitant pour moi.

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novembre 2018
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