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En conversation

« Veux-tu faire de la radio avec moi? »

Crédit photo : Véro Marengère, 2019.

CIBL, la radio communautaire francophone de Montréal, est voisine d’Artexte, mais aussi copropriétaire de l’édifice 2-22 depuis 2012. Situé au rez-de-chaussée, le studio principal de CIBL est tout simplement magnifique. On y retrouve un piano, une grande table, plusieurs micros qui descendent du plafond ainsi que différents objets jaunes et gris foncé, les couleurs de la station. Au coin des rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent, des murs vitrés et des haut-parleurs extérieurs offrent aux artisan.es de la radio un accès immédiat au public; ils.elles sont pratiquement dans la rue et tout le monde peut les écouter.

J’ai eu le privilège d’y réaliser radio atelier de juin 2018 à mai 2021. Vous pouvez d’ailleurs trouver les baladodiffusions dans le catalogue d’e-artexte. Dès la conception de l’émission, il était clair que le travail était trop imposant pour une seule personne et trop important pour qu’on y entende une seule voix ! J’ai donc constitué une petite équipe, et nous avons imaginé une structure à plusieurs segments pour permettre à un maximum de personnes de participer. Vous avez été plus d’une centaine à faire de la radio avec moi.

 

Il faut dire que la radio entraîne un sentiment de communauté. La fébrilité monte dès l’arrivée à la station, alors que tout le monde fait connaissance dans le lobby. Une fois en direct, nous entrons dans un univers parallèle, un moment hors du commun. Le temps devient malléable, presque suspendu. À la radio, le temps est notre média principal. La présence des micros nous encourage à choisir nos mots avec soin ; nous savons que même nos silences seront entendus. Dès que l’indicatif sonore signale la fin de l’émission, la pression tombe, et nous ramassons nos choses rapidement pour continuer les conversations autour d’un verre. La radio, c’est un monde d’intimité, de chaleur.

 

Chaque aspect de l’émission était l’occasion de faire participer une nouvelle personne. Ces invitations ont donné lieu à des combinaisons surprenantes et ont permis d’inclure des perspectives qui auraient autrement été dans notre angle mort. Même la musique diffusée était choisie par quelqu’un.e de différent toutes les semaines. Pour présenter une table ronde sur le renouvellement de la politique du ministère de la Culture, Hugo Dufour nous a fait entendre F.F.A. de The Leather Nun, une chanson portant sur la pénétration par le poing, ou le fisting (émission n˚ 5). Un hymne de style rock garage sur l’homosexualité avant un segment d’analyse sérieuse pouvait surprendre, peut-être même briser une certaine notion de « bon goût », mais dans ce contexte, c’était surtout un rappel que la culture dite officielle fait souvent plusieurs oublié.es.

Extrait de la chanson F.F.A., The Leather Nun, lors de l’émission n˚ 5

 

 

L’émission encourageait cet esprit engagé. Nous voulions saisir les moyens de production et discuter en public de nos conditions de travail en art contemporain. La radio communautaire, tout comme l’industrie culturelle, est basée sur « l’exploitation des ressources humaines » [1]. Ce sont des domaines soutenus par le bénévolat et qui contribuent parfois à l’abus des personnes qui y participent. Ces thèmes étaient récurrents sur nos ondes, que ce soit dans les chroniques où Laurence Dubuc abordait directement les enjeux de précarité et de rapport de pouvoir (émissions n˚ 85 et 89), ou encore celles où Michelle Lacombe critiquait des situations récentes où des œuvres ont été censurées sans faire l’objet d’une discussion approfondie ou d’un débat (émissions n˚ 1, 3, 5, 7 et 9).

Extrait de la chronique de Laurence Dubuc sur la précarité et le travail artistique lors de l’émission n˚ 85.

Chronique de Michelle Lacombe sur l’œuvre de Pierre Ayot, La croix du mont Royal, à l’émission n˚ 9. L’extrait présente la controverse entourant de sa recréation dans le cadre d’une rétrospective majeure organisée par le commissaire et critique d’art Nicolas Mavrikakis avec Marthe Carrier, directrice de la Galerie B-312.

 

 

Cet engagement envers notre milieu a influencé notre manière d’accueillir nos invité.es. Alors que nous entendons les mêmes personnes dans les radios commerciales ou publiques, l’éloquence, le vedettariat ou un sujet imposé n’ont jamais figuré parmi nos critères de sélection. Nous voulions plutôt recevoir des personnes avec une réflexion originale et pertinente, ce qui impliquait de travailler avec elles afin de trouver comment l’exprimer à la radio ! 

 

Ce mandat nous a poussé.es à remettre en question nos préconceptions à propos de la « bonne radio ». Les ondes ne sont pas neutres : ce que nous considérons comme une voix crédible, appropriée ou radiophonique est dictée par des dynamiques de pouvoir [2, 3]. Les entrevues et les autres interventions étaient des collaborations, le résultat de plusieurs heures de dialogue. Les préentrevues étaient particulièrement précieuses, elles étaient l’occasion de mettre en confiance l’invité.e, d’apprendre les mots qu’il.elle utilise pour décrire sa pratique et d’établir avec lui.elle ce qui était important à communiquer lors de son passage à l’émission.

 

Pour faire entendre nos réalités, il était notamment essentiel de reconnaître le caractère multilingue du contexte montréalais. Nous avons donc trouvé des façons de recevoir des personnes avec différentes maîtrises du français, tout en respectant la vocation francophone de CIBL. L’entrevue avec Rebecca Belmore et Wanda Nanibush (n˚ 51) est un bon exemple d’une traduction qui cherche à prendre autant en compte un public qui comprend une ou deux langues parlées, alors que la rencontre en direct avec naakita feldman-kiss (émission n˚ 35) présente comment nous pouvions passer de façon fluide entre le français et l’anglais.

Extrait de l’entrevue avec Rebecca Belmore et Wanda Nanibush lors de l’émission n˚ 51.

Extrait de l’entrevue avec naakita feldman-kiss lors de l’émission n˚ 35.

 

 

La radio repose sur des codes et des attentes, c’est donc un endroit fantastique pour les subvertir ! Plusieurs artistes ont d’ailleurs utilisé radio atelier comme une occasion de diffusion, car nous les invitions à « traduire leur pratique dans le médium radiophonique ». Le segment création a fait place à des œuvres audacieuses qui ont remis en question de nombreux aspects de la radio. L’action de Felipe Goulet Letarte en est un bon exemple (émission n˚ 32). Pendant presque tout un épisode, et pendant d’autres segments, il a répété le mot « éthique ». Il parasitait le format traditionnel de la radio en imposant son intervention créative par-dessus les autres segments.

Début de l’émission n˚ 32 où nous pouvons entendre la performance de Félipe Goulet Letarte, Poème politique 2 : réponse positivisme, 2019.

Crédit photo : Benjamin J. Allard. Image de la performance de Victoria Stanton, Eat A Salad (Because Making A Salad Would Take Too Long), 2018 dans le cadre de l'émission n˚ 21.

Émission n˚ 21 avec la performance de Victoria Stanton.

 

 

J’évoquais plus tôt que le présent est le média principal de la radio. Nous sentons cette intensité même lorsque nous écoutons l’enregistrement d’une émission réalisée en direct. Nous parlons parfois de la radio comme d’un passage. Juste avant d’entrer en direct, on se dit qu’on se retrouvera de l’autre côté de l’émission. La transmission radiophonique a une possibilité transformatrice, à la fois pour sa portée et parce qu’on peut y sculpter un espace d’exploration et d’autodétermination. En ce sens, Michelle Lacombe me l’a souvent rappelé : l’important n’est pas de savoir si on nous écoute, mais de vivre le moment que nous partageons ensemble. Je vous laisserai donc sur l’enregistrement d’un segment-création proposé par Michelle en l’honneur du premier anniversaire de radio atelier.

Extrait de la performance Sans titre de Michelle Lacombe avec la participation de l’équipe de radio atelier dans le cadre de l’émission n˚ 47.

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