Pour lire la version numérique de l’anthologie A Leap in the Dark
Dans les mois qui ont suivi la 5e conférence internationale sur le sida, qui s’est déroulée à Montréal à l’été 1989, les activistes Allan Klusaček et Ken Morrison s’affairaient à mettre au monde ce qui deviendrait une anthologie phare de la critique culturelle du VIH/sida: A Leap In the Dark: AIDS, Art & Contemporary Cultures. Ces militants fréquentaient les mêmes cercles sociaux, mais ce fut aux funérailles d’un ami commun à la fin des années 80 qu’ils se sont véritablement rapprochés. D’amis, ils sont également devenus collaborateurs lors de la conférence de Montréal sur le sida; ensemble, ils ont organisé des événements culturels sous la bannière de sidart. Allan a été le maître d’œuvre d’une exposition internationale de photographies prises par des personnes atteintes du VIH/sida. Il a aussi organisé une exposition d’affiches créées à Montréal sur le VIH/sida, qui se sont insérées dans les espaces publicitaires du tunnel entre le Palais des Congrès et la station de métro Place-d’Armes [1]. Ken, quant à lui, fut le coordinateur principal de la programmation de sidart. Comme il se le rappelle :
Les organisateurs de la conférence m’ont demandé de diriger l’une des neufs thématiques de la conférence qui, au moment de leur demande, se trouvait dans la catégorie : «autre ». J’ai alors pensé : « Allons-y avec des approches culturelles! ». Nous avons ainsi lancé un appel pour des soumissions de vidéos de partout dans le monde et ça a mené à plein d’autres choses [2].
Ainsi, sidart a proposé une série d’événements : des conférences le midi et en soirée, huit expositions, une programmation de films et de vidéos à l’ancien cinéma de l’Office national du film au complexe Guy-Favreau, ainsi que des performances en direct de Carol Leigh, Michael Callen, Martha Fleming, Lyne Lapointe et bien d’autres. Ces propositions étaient tout à fait innovatrices dans le contexte d’une conférence internationale bi-annuelle sur le sida, qui pendant des années s’était exclusivement concentrée sur l’approche biomédicale de l’épidémie. La conférence de 1989 était avant-gardiste à la fois pour ce volet culturel, mais également à cause des agitations d’activistes qui ont interrompu la plénière d’ouverture et remis en question les orthodoxies privilégiées par le modèle médical au cœur de la conférence [3]. Une grande partie de la conférence a été documentée par ces activistes, notamment avec le court métrage de John Greyson The World Is Sick [sic], qui a donné le coup d’envoi à la série télévisée communautaire Toronto Living with AIDS. Mais il y eu aussi des gens qui, comme Allan, ont commencé à transcrire les enregistrements des présentations et des conférences données par les activistes, les artistes et les universitaires qui étaient au programme de sidart. C’est à partir de ces transcriptions qu’allait prendre forme A Leap in the Dark.
Allan raconte comment l’idée du livre est survenue :
J’avais devant moi toute cette information, qui avait été distribuée à quelques participant·e·s [de la conférence], mais qui constituait une mine de savoirs, et c’était avant Internet, avant l’accès facile à toute une série de connaissances. Alors je me suis dit: « N’est-ce pas un cadeau? J’avais devant moi une anthologie! » [4]
Ken abonde dans le même sens:
Après coup, nous avons tous deux senti que c’était trop beau que pour être relégué aux oubliettes. Que nous devions faire justice à tout ce travail et à la bonne volonté de ces intellectuel·le·s et artistes. Je dois dire qu’Allan s’est tapé tout le travail ingrat pour que ce livre voie le jour [5].
Une fois les transcriptions complétées, Allan s’est mis à la recherche d’un éditeur qui embarquerait dans le projet. Il se souvient des difficultés rencontrées pour trouver une maison d’édition prête à s’investir. Finalement, ce fut par l’entremise de contacts sur les réseaux sociaux que le livre a vu le jour :
J’ai monté un projet pour pouvoir présenter le livre en espérant trouver preneur. J’ai sollicité des maisons d’édition, entre autres. Je n’avais aucune idée de ce que je faisais et un livre sur le sida à l’époque n’était pas la chose la plus populaire à publier. À la fin, Summer Hill Press à Toronto a mordu à l’hameçon, mais ça ne s’est pas concrétisé parce que l’éditeur est devenu trop malade pour mener le projet à terme. Comme je m’en plaignais à mon amie Martha Flemming, elle m’a dit « Pourquoi n’en parles-tu pas à Lesley Johnstone de Artexte? ». Lesley s’est chargée d’ajouter Simon Dardick de Vehicule Press, et c’est comme ça que c’est arrivé [6].
Avec l’appui d’un éditeur et le soutien de Ken, Allan a mené à bien le processus d’édition. Des thèmes ont émergé pour organiser les contributions et plus tard, il s’est allié à l’expertise de critiques culturels pour mettre les choses en contexte et ajouter de nouveaux textes. Cette collaboration entre Allan, Ken et les gens d’Artexte et de Vehicule Press ont mené à la publication de A Leap in the Dark un peu plus de deux ans après la conférence de Montréal sur le sida de 1989.
Aujourd’hui, le livre prendra un sens différent pour chaque personne, selon qu’elle aura vécu les années 80 et le début des années 90 ou qu’elle soit d’une génération plus jeune. Chose sûre, ce livre est un point marquant dans l’histoire de l’activisme autour du sida et de la production culturelle en réponse à l’épidémie et ce, non seulement d’un moment particulier dans le temps, mais aussi d’un lieu spécifique et des relations construites ou cimentées par l’expérience collective de la conférence de Montréal sur le sida de 1989. A Leap in the Dark est à la fois très canadien, mais aussi volontairement international. Il tente de faire le pont entre l’activisme intense et plein de rage de la lutte contre le sida de la fin des années 80 et un début d’essoufflement au début des années 90, au moment où de nombreux groupes militant contre le sida ont commencé à s’effondrer sous la pression énorme d’un nombre croissant de décès, de la cooptation des enjeux par le gouvernement et des clivages grandissants au sein des activistes du mouvement au sujet des stratégies et des priorités à adopter [7].
Pour célébrer le trentième anniversaire de cette anthologie, une version électronique de haute qualité sera lancée lors de la Journée mondiale de la lutte contre le sida et de Day With(out) Art 2022. Le travail d’Allan et de Ken est, pour ainsi dire, remis « à la page ». La publication électronique permettra surtout un accès renouvelé aux conversations transnationales de la fin du vingtième siècle sur l’activisme culturel du VIH/sida, auxquelles ce livre a contribué. Tandis que l’épidémie de VIH/sida continue de faire rage tant au niveau local qu’international, qu’aucun remède n’est encore en vue et que de nouvelles épidémies se profilent à l’horizon, ce livre offre aux activistes et aux artistes d’aujourd’hui un exemple de comment une communauté diversifiée de contestataires, d’artistes et d’intellectuel.les se sont réuni.es pour changer les conditions sociales, politiques et culturelles qui façonnaient leur vie.
[Traduction par Vanessa Javaux]