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Notes de parcours

Une conversation avec Céline Huyghebaert

Pendant sa résidence de recherche, Céline Huyghebaert s’habille en chercheuse et occupe le centre de documentation d’Artexte pour prélever des discours relatifs à des artistes contemporaines. 

Céline Huyghebaert / Photo: avec l'aimable permission de l'artiste

Originaire de France, Céline Huyghebaert vit depuis 2002 à Montréal. Artiste, autrice et chercheuse, Céline Huyghebaert construit des œuvres qui circulent entre les arts visuels et la littérature en utilisant le langage comme médium principal. Sa démarche artistique est à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Son travail a été diffusé dans le cadre d’expositions collectives et individuelles, de résidences de création et d’événements au Canada, en Belgique et en France.

J2 Ton projet de résidence à Artexte (Montréal) s’inscrit dans la continuité de ton projet Une femme artiste réalisé dans une résidence à La Chambre Blanche (Québec) en 2016 : tu compiles des documents, recueille des témoignages, et les transforme afin de réaliser une biographie visuelle et textuelle d’une artiste fictive. Entre tes recherches dans la collection de La Chambre Blanche et dans celle d’Artexte, as-tu constaté des changements importants dans l’objectif de ton projet ? Je suis curieuse de savoir ce qui a suscité ton intérêt pour notre collection ?

CH Je travaille depuis plusieurs années sur la constitution d’archives fictives qui dressent le portrait d’une femme artiste actuelle. En 2016, je suis allée faire une résidence de deux mois dans le centre de documentation de La Chambre Blanche. Je commençais tout juste mon projet et je l’ai abordé de manière très expérimentale dans le processus, pas du tout comme l’exige la recherche scientifique. J’ai ouvert les dossiers d’artistes et les livres de la bibliothèque au hasard, parfois guidée par la tranche d’un livre qui m’attirait, parfois par un nom. J’ai dû photocopier et scanner autour de 500 documents venant de monographies, de livres théoriques, de romans, mais aussi de dossiers d’artistes et je suis intervenue dessus. Je voulais que tout le processus passe par des matériaux pauvres, peu encombrants et facilement reproductibles, alors je me suis limitée à la photocopieuse pour produire les œuvres.

Image oeuvre de Raymonde April.
Photocopie de l'oeuvre de Raymonde April. Autoportraits avec textes. 1979.

CH Poursuivre à Artexte était une évidence pour moi. Il y a déjà le fait que la collection soit constituée de nombreux documents alternatifs – cartons d’invitation, affiches, zines, démarches d’artistes –, qui me permettent de donner de la consistance à mon personnage, et surtout d’aller là où l’histoire officielle a oublié de regarder, de découvrir des écritures et des œuvres qui ne sont pas dans les monographies ni même dans les revues actuelles.

 

Ce que je n’avais pas prévu, par contre, c’est que la collection contient un nombre étourdissant de documents dédiés aux femmes artistes : les archives de La Centrale sont fascinantes, j’aurais pu photocopier chaque page ; et je n’ai même pas encore réussi à passer à travers toutes les références classées dans les boîtes d’archive consacrées aux femmes dans les arts. Cette abondance m’a permis de resserrer ma recherche pour échapper au danger de l’éparpillement. Ainsi, j’ai décidé de me limiter aux artistes vivantes qui travaillent avec le langage. Mais je suis loin d’avoir terminé ; et chacune de mes visites ouvre de nouvelles portes.

J2 Comme tu as mentionné, tu compiles les récits de femmes artistes et les transformes afin de réaliser une biographie visuelle et textuelle d’une artiste fictive. Lorsque tu travailles avec les récits de femmes qui sont artistes, comment prends-tu en compte celles dont l’identité est compliquée par d’autres aspects sociaux, dont la race, l’habileté physique, l’orientation sexuelle, la religion etc. ? De quelle façon ton approche est-elle façonnée par ces nuances dans la catégorie de « femmes » ?

CH De manière générale, mon projet m’amène à porter une attention particulière aux artistes marginalisées, que ce soit à cause de leur couleur de peau, de leur origine, mais aussi de leurs choix de vie ou de carrière, des médiums qu’elles utilisent, du discours qu’elles tiennent sur leur travail ou des thèmes qu’elles abordent. Par exemple, je suis fascinée par la question portant sur la taille des œuvres. Plus les œuvres sont grandes, plus elles sont prises au sérieux par les institutions artistiques. Et les œuvres monumentales sont souvent faites par des hommes.

 

Après, les choses ne sont pas si simples : à l’intérieur de cette invisibilité, il y a une hiérarchie. Au départ, j’aurai eu tendance à penser que la nature de mon travail, plus poétique que sociologique, m’amenait naturellement à ne pas prendre en considération ces catégories. Mais il faut que je me rende à l’évidence. Si je parle d’une artiste qui est âgée de la cinquantaine et vit en occident, on l’imagine surement et inconsciemment blanche, sans handicap particulier. De manière générale, les femmes sont moins présentes que les hommes dans le monde de l’art ; mais les artistes racisées, quant à elles, en sont pratiquement absentes.

J2 Ton usage du montage, de matériaux simples et du « collage de récits » (si tu me permets d’en parler ainsi) me fait beaucoup penser à l’art postal, un mouvement issu des années 1960 et qui s’inspire du dadaïsme et du futurisme. Tes collages peuvent être interprétés comme une correspondance artistique, dont le moyen de communication n’utilise toutefois pas les services de la poste. J’ai l’impression que tes collages entretiennent des conversations anonymes avec les artistes rencontrées dans les collections. As-tu déjà songé à la relation entre ton travail et l’art postal ? Comment perçois-tu ces dialogues ?

CH Le montage est un concept central dans mon travail. Je regarde beaucoup de documentaires, notamment parce que le montage qu’ils nécessitent me fascine. La magie du montage, c’est que 1 + 1 = 3. C’est ce qu’Eisenstein disait. Cela signifie que le sens n’est pas dans ce qui est dit. Il est à construire par la friction de deux fragments mis côte à côte. En rapprochant des éléments différents, on les fait dialoguer et on crée un troisième texte, non écrit, mais que le lecteur investit de sa curiosité et de sa subjectivité. C’est pour ça qu’à mes yeux le montage est la forme idéale de narration pour matérialiser les omissions et les refoulements de l’histoire. En travaillant par montage, j’essaie de restituer une mémoire fragmentaire, anachronique, oubliée.

Céline Huyghebaert / Photo: avec l'aimable permission de l'artiste. Silence 2017. Image numérique réalisée à partir de montages de livres. 12x9’’.

CH Il est intéressant d’envisager la conversation comme une forme de montage. Et tu as totalement raison lorsque tu compares ma recherche à une série de conversations plus ou moins anonymes. En fait, ces conversations, elles sortent même de l’espace confiné de la collection, puisque ma recherche s’accompagne effectivement d’une correspondance avec une petite quinzaine d’artistes, commissaires et critiques – toutes des femmes. Cette année, elles recevront des échantillons de mon travail par la poste auxquels elles seront invitées à répondre. Ces femmes, comme celles avec qui je dialogue secrètement dans les livres de la collection, nourrissent chacune à leur façon mes réflexions.

J2 Qu’as-tu trouvé de plus surprenant dans tes recherches dans la collection d’ARTEXTE ?

CH Ma trouvaille la plus intrigante : les coffrets Blast de X-Art Fondation. Chacun contient des multiples venant d’une trentaine d’artistes : des restes d’une carte du monde, de la poussière dans un flacon de verre, des pilules, des imprimés… Ça me fait un peu penser à la Galerie Légitime de Filiou. Dans une des boîtes, j’ai découvert l’œuvre sonore d’Agnes Denes : « A Dictionnary of Strenght » (1965-1971), dans laquelle l’artiste déclame des noms communs les uns à la suite des autres : expérience – focus – douleur – taille – épidémie – chance – avortement – développement – curiosité… Cette succession sans logique de mots produit des liens qui créent du sens (encore cette idée de montage).

Céline Huyghebaert / Photo: avec l'aimable permission de l'artiste. La coupure, 2016. Image numérique réalisée à partir de montages de livres, 12x9''.

CH En ce qui concerne plus spécifiquement ma recherche : l’ouvrage de Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, Femmes/artistes, artistes femmes, qui propose une analyse des conditions de production et de réception de femmes artistes sur plus de 100 ans. Et le petit livre dirigé et réalisé par Anna Sophie Springer : Traversals : Five Conversations on Art & Writing, qui contient une entrevue de Dora Garcia et une de Chris Kraus.

J2 Ma dernière question cherche à savoir si tu avais des attentes auxquelles la collection n’a pas répondu. Par exemple, est-ce qu’il y a des dossiers sur certaines artistes ou un certain type de document que tu trouves important, mais qui ne faisaient pas partie de la collection ? Ou encore, une publication en particulier qui n’y était pas ?

CH Pour revenir sur l’idée de la conversation: des échantillons de conversation, des mails, des lettres de refus reçues par des artistes : ce sont des choses qu’on n’archive pas, malheureusement.

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Artexte

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Jessica Hébert