Depuis les années 1960 avec le mouvement Fluxus et à travers le réseau éternel [1]1Robert Filliou (). Terme défini par Robert Filliou pour qualifier ce réseau mondial de correspondance auquel chacun peut participer.., l’art postal [2]2 (). L’art postal, ou mail art, est une pratique qui utilise le service de la poste. L’enveloppe, la lettre, le timbre deviennent le support artistique. Le terme est apparu dans les années 1960 mais cette pratique remonte aux avant-gardes du début du XXe siècle.. n’utilise plus simplement un système de communication comme support d’une pratique artistique, mais participe à infiltrer ce réseau établi, rigide et structuré, à se jouer de ses codes afin de mieux le détourner. Nous le remarquons avec l’usage de faux timbres, par exemple, qui reprend un outil propre et même essentiel au fonctionnement de la poste. Nous constatons également l’avènement d’autres pratiques furtives qui n’appartiennent pas au système postal, mais qui font usage de stratégies semblables. Les tampons utilisés dans les systèmes économiques (sur des billets de banque) et administratifs (sur des documents officiels) en sont un exemple. Chaque fois, il s’agit de s’immiscer dans un système afin d’en faire son propre canal de communication marginale tout en œuvrant à la fois à l’extérieur et dans ce système. Par la circulation, la dissémination dans un réseau existant, dans un système établi, il y a passation, mouvement, échange entre des gens, création de lien social, de pratiques engagées qui naviguent au plein cœur de leur cible.
Le timbre comme outil de communication
Le système postal duquel les artistes font usage possède plusieurs contraintes (poids, format) et procédures à respecter afin que les œuvres atteignent leur destination. Or, la pratique de certains artistes consiste justement à détourner ou parodier ces normes. En jouant sur l’esthétique ou le format du timbre, par exemple, une infiltration subtile peut s’opérer menant au doute sur sa véracité. Au-delà de l’aspect ludique de cette manœuvre, les timbres sont parfois utilisés pour des fins de commémoration ou pour véhiculer des messages politiques. Comme il s’agit d’une pratique courante dans le système postal : commémorer des personnages ou des événements importants de l’histoire officielle, ces faux timbres peuvent furtivement, mais efficacement s’y infiltrer. En effet, comme le mentionne Pascal Lenoir dans l’ouvrage Timbres d’artistes publié par le Musée de la poste : « l’idée est de pirater une institution étatique, en commémorant des personnes, des événements, des objets qui échappent (bien entendu) aux habituelles émissions officielles ».[3]3Laszlo, Jean-Noël et Franck, Peter et Felter, James Warren et Varney, Edvin Van Riper et Marchand, Patrick (1994). Timbres d'artistes. France: Musée de la poste, 118. En choisissant des personnages ne faisant pas partie de l’histoire normalisée – on imagine qu’il s’agit de personnes issues de groupes minoritaires – on leur redonne la place qui leur revient.
Dans le même ouvrage, Kalynn Campbell perçoit aussi cette manœuvre comme une stratégie de détournement efficace : « Les timbres d’artistes (…) sont les symboles de l’art pirate des temps modernes; des guérillas artistiques qui pratiquent la manipulation des timbres gouvernementaux, autrefois sacro-saints, et des systèmes de courrier ‘officiels’ ont ainsi créé un art de haut niveau viable et poétique…»[4]4Jean-Noël Laszlo et al. (1994). Timbres d'artistes. 46. Ainsi dans les années 1980, Éric Bensidon utilise les timbres pour défendre la cause des prisonniers politiques comme Nelson Mandela et Anna Banana émet des timbres à l’effigie de Brian Mulroney, alors premier ministre, et de Michael Wilson, alors ministre des Finances, afin de protester contre la taxe sur le livre.
Le tampon comme outil d’invalidation
L’utilisation du tampon chez les artistes remonte aux dadaïstes (1916-1923), maîtres dans l’art des canulars et des détournements de sens. Plusieurs artistes, à travers l’histoire, reprennent le tampon administratif pour encore une fois semer le doute et s’infiltrer discrètement dans un système codifié. Ainsi, les artistes français Ben Vautier, Bernard Amiard et Michel Bertrand pastichent des tampons administratifs qu’ils impriment sur des documents officiels parmi les tampons authentiques, alambiquant ainsi la lecture et l’identification des pièces. Piotr Kowalski quant à lui utilise son propre passeport dans lequel il tamponne, dissimulé à travers les autres étampes, la mention : ceci se déplace à 29,9 km/sec. par rapport au soleil. Il se joue ainsi du système administratif, y compris des douaniers qui ne remarquent rien, et risque même de nuire à sa propre mobilité internationale.
Comme dans certaines pratiques d’art postal, le détournement d’outil propre à un système dépasse souvent le simple côté ludique et irrévérencieux. Au Québec[5]5 (). En France, Pierre Bettencourt tamponne des billets de banque de phrases poétiques ou de citations littéraires alors qu’aux États-Unis, Robert Cyprich annule des billets de banque en tamponnant toutes les surfaces libres.., une oeuvre de Mathieu Beauséjour participe à la mise en échec du système économique. Dans les années 1990, Beauséjour estampe Survival virus de survie sur tous les billets de banque qui lui passent entre les mains. Il tient l’inventaire de leurs numéros de série et les billets sont retirés de la circulation lorsqu’ils reviennent dans les banques. En utilisant l’argent comme un dispositif à portée symbolique, les billets de banque deviennent des estampes uniques vouées à la destruction. De ce fait, Beauséjour fait de la micropolitique en infiltrant un système pour mieux le mettre en échec. Sonia Pelletier, dans le catalogue d’exposition La révolte de l’imaginaire, cerne la stratégie de Beauséjour qui n’entend pas uniquement réaliser un acte destructeur, mais s’infiltrer dans le quotidien grâce à un dispositif mobile :
Ce geste transgressif, consistant à estampiller Survival virus de survie sur des billets de banque canadiens en circulation, se réclamait davantage de la catégorie de la manœuvre instituée dans l’art action, dans la mesure où elle se produisait selon un mode dont la déterritorialisation était le moteur : sans lieu de départ précis, sans destinataire précis, vouée exclusivement au mouvement et au déplacement. (…) comme tous les virus, il s’est propagé dans l’anonymat et sans regardeur, à l’exception des porteurs potentiels. L’usage du papier-monnaie comme moyen de propagation ne pouvait pas mieux s’intégrer dans l’économie générale tout en exprimant une critique de la société de consommation.[6]6Sonia Pelletier ( 2015). Des performances au sein du travail de Mathieu Beauséjour . Mathieu Beauséjour : La révolte de l'imagination, , Rimouski, Qc : Musée régional de Rimouski; Saint-Hyacinthe, Qc : Expression, Centre d'exposition de Saint-Hyacinthe, 38.
Ainsi, ce processus repose également sur une certaine interactivité, une intersubjectivité au déroulement, mais également aux résultats imprévisibles. Qui aura le billet entre les mains? Qui remarquera l’inscription? Où terminera-t-il sa vie? La circulation du billet, d’un individu à un autre, active le geste de l’artiste, il est au cœur de cette démarche tout comme il l’est dans l’art postal. Sans ce mouvement, ce déplacement à travers un système, les œuvres n’existent tout simplement pas.
Des pratiques performatives
Dans les types de pratiques décrites plus haut, des systèmes établis – la poste, l’administration, le système monétaire – sont infiltrés. Un objet y est disséminé, il circule pour se rendre jusqu’à un destinataire, connu ou non. Ces procédures qui s’inscrivent dans l’espace public, et donc dans l’espace social, trouvent leur chemin jusqu’à l’espace domestique – l’art arrive par la poste, l’art se retrouve dans notre portefeuille. Les protocoles permettant cette circulation procèdent d’un certain rituel. Les artistes suivent des étapes et répètent les mêmes gestes : collage de timbres, visite au bureau de poste, envoi dans le système postal, réception et collectionnement des lettres, application de tampons, utilisation de la monnaie et retour dans le système économique. Tous ces gestes semblent être d’importance égale et forment un rituel performatif qui fait partie intégrante de la pratique. De plus, dans la circulation nécessaire à la dissémination à travers l’un de ces systèmes, l’action du récepteur devient aussi performative, car elle perpétue cette activation essentielle à l’œuvre. Ces gestes qui semblent destructeurs ou ces pastiches qui semblent ludiques s’inscrivent dans des pratiques performatives participatives et ces micro-actions infiltrantes me semblent être une façon efficace de faire un art politique.