DENSE : « Compact, épais, fait d’éléments serrés. » [1]
Avec DENSE, Sandra Brewster nous invite à réfléchir aux cours d’eau et aux territoires qui nous relient à nos ancêtres, à nos familles et à nous-mêmes. Les eaux où nos vies prennent source, les rivières du chez-soi et l’amour de la terre. DENSE transcende tous ces éléments et nous incite à considérer l’espace remarquablement complexe qui se trouve à l’intérieur de nous, au carrefour entre notre savoir sur nos ancêtres et ce qui en demeure dissimulé.
Actuellement exposée à la galerie The Power Plant** dans le quartier Harbourfront de Toronto, DENSE est une installation composée de deux transferts d’images photographiques réalisés avec du gel et disposés dans l’espace Fleck Clerestory. Mises en valeur par la hauteur vertigineuse de la salle et par les puits de lumière qui y font pénétrer une lumière toujours changeante, les photographies sont incrustées dans chacune des cloisons centrales autonomes. Sur le mur côté est, DENSE nous invite à contempler la rivière Essequibo, en Guyane. Sur le mur ouest, l’on aperçoit un collage composé des forêts canadiennes et guyanaises, réelles comme imaginaires.
J’entre dans cet espace en ressentant le désir profond de retrouver cette rivière, ces forêts guyanaises, ces terres et ces cours d’eau que je n’ai jamais connus, mais auxquels me relie un sentiment à la fois d’appartenance et de perte. Je suis aussi fortement rattachée aux arbres de la petite forêt située au cœur du quartier canadien dans lequel j’habite. Le mur est m’inspire ces questions : et si le chez-soi était à l’étranger ? [2] Comment trouve-t-on son domicile ? Le mur ouest, lui, me demande : comment se crée-t-on un espace à soi ? Qu’advient-il lorsque l’on s’établit sur des terres autochtones en tant que personne allochtone ? Est-ce un partage ou une occupation ? Comment se tailler une place quelque part par le biais de nos relations avec des êtres plus qu’humains ?
Nous sommes accueilli.e.s par un paysage dense composé de photographies et d’illustrations d’arbres canadiens et guyanais formant une courtepointe harmonieuse. C’est une représentation visuelle de nos souvenirs, de ceux de nos proches et de notre communauté, qui passent d’une génération à l’autre pour générer le panorama mémoriel de nos identités. Celles-ci ont été façonnées par les lieux que nous avons imaginés et visités, par ceux qui nous attendent encore. Joséphine Denis, commissaire de l’exposition et Conservatrice TD des programmes éducatifs à la galerie The Power Plant, s’interroge : « Lorsque l’on transmet des souvenirs d’une génération à une autre, lesquels se perdent ? »
Tandis que je longe cette œuvre cernée entre les murs, mon déplacement engendre un trompe-l’œil, et je crois apercevoir le bord de l’eau se mouvant avec moi. Les vagues bercent mon déracinement, mais seulement le temps d’un instant. Tandis que je fixe les eaux troubles couleur rouille, je reconnais que leurs profondeurs ancestrales sont insondables.
Brewster dit souvent, en parlant de la rivière Essequibo : « L’eau était si près de nous, et ce dont je me souviens le plus, c’étaient les piranhas qui y vivaient. Il ne fallait pas mettre la main dans l’eau, et nous devions réprimer la pulsion de caresser les rapides tandis que nous filions à toute vitesse sur la surface » [3].
L’opacité de l’eau nous rappelle que nous sommes aussi constitué.e.s de couches, de sédiments qui s’accumulent au fond de nous-mêmes.
Pour évoquer la rivière Essequibo, il a fallu employer de l’eau. L’application de la photographie au mur était un processus ardu. L’œuvre exigeait un véritable travail physique, et son dévoilement avait un prix : le don de nous-mêmes et de nos corps.
J’ai prêté main-forte à l’artiste au cours de l’une des journées d’installation. Elle nous a expliqué que nous devons plonger nos mains dans l’eau chaude à la limite du supportable pour y faire tremper un tissu. Puis, il fallait apposer le linge mouillé d’eau presque bouillante au mur et frotter le papier. Denis a donné un sens au procédé : « Tout comme nous enduisons et imprégnons le mur d’encre, les membres d’une famille tentent d’inculquer des récits à leurs enfants en s’efforçant de leur transmettre un sentiment d’appartenance à travers le partage d’histoires. »
J’ai été frappée par la façon dont cette technique m’a fait prendre conscience de mon corps tout entier, en plus de mes mains. Nous avions incrusté l’œuvre directement dans les murs de cette institution, et elle y demeurerait à tout jamais. Même si on sablait la surface et peignait par-dessus l’œuvre, elle « fera[it] toujours partie de l’architecture du lieu » [4].
Plus tard, je réfléchissais à mon expérience en discutant avec l’artiste Emmanuel Osahor, et nous avons évoqué le travail physique qu’exige la technique du transfert gel. Le procédé consistant à frotter le papier au mur pour n’y laisser que l’encre de la photographie sollicite toute notre attention, celle du corps comme de l’esprit. Je me souviens que ce soir-là, je me suis couchée les mains fripées et le cœur comblé.
En discutant, nous avons soulevé l’idée que ce processus était un échange réciproque, le fait qu’en installant l’œuvre, chaque paire de mains ayant contribué à révéler la rivière et les arbres y a laissé aussi sa marque. Et Osahor de me rappeler : « Et l’œuvre, elle, a laissé sa marque sur toi. »
Pour obtenir plus d’information à propos de l’exposition By Way of Communion de Sandra Brewster, consultez la page web de la galerie The Power Plant
**La version en langue originale de cet article de Raven Spiratos a été publié en date du 20 avril 2022, lorsque l’exposition By Way of Communion (et l’œuvre DENSE) de Sandra Brewster était présentée à la galerie d’art The Power Plant.
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Raven Spiratos détient une maîtrise en Histoire de l’art de l’Université McGill, réalisée sous la direction de la Dre Charmaine A. Nelson. Ses intérêts de recherche comprennent les histoires de l’art canadiennes noires et diasporiques, et les études sur l’esclavage au Canada. Son mémoire de maîtrise, financé par le CRSH, analysait les représentations des Canadien.ne.s noir.e.s d’origines africaine, afro-européenne et afro-autochtone, du XIXe siècle à nos jours. Spiratos est actuellement commissaire en résidence à la galerie BAND.
Sandra Brewster est une artiste visuelle canadienne vivant à Toronto. Son travail a été exposé au Canada et à l’international. Lauréate du prix Toronto Friends of the Visual Arts Artist (2018) et du Gattuso Prize for Scotiabank CONTACT Photography Festival (2017), Brewster est reconnue pour sa pratique fondée sur la communauté et axée sur la présence noire au Canada. Fille de Guyanais.e, elle est particulièrement sensible aux expériences des personnes ayant des racines caribéennes et l’inscription dans la durée de leur rapport avec la terre natale ou d’origine. Elle a obtenu une maîtrise en Arts visuels de l’Université de Toronto. Le travail de Brewster est représenté par la galerie Georgia Scherman Projects [5].
Traduction par Luba Markovskaia