Je suis fasciné par les récits du lieu. Comment les récits existants nous permettent-ils de comprendre (ou de mal comprendre) un lieu donné ? Par quels mécanismes les lieux génèrent-ils leurs propres histoires, et inversement, selon quelles stratégies ces histoires engendrent-elles les lieux qu’elles mettent en récit ? Quels contre-récits font place à la relativisation des récits dominants et à l’émergence de nouveaux modèles ?
Regent Park est un espace rempli d’histoires passionnantes et complexes. Tout comme le reste de la ville de Toronto, le quartier est situé sur le territoire des Michi Saagiig Nishnaabeg. Au xixe siècle, des immigrant.e.s irlandais.e.s issu.e.s de la classe ouvrière se sont installé.e.s dans la région. Les potagers plantés par ces familles dans leur cour arrière ont donné au quartier son nom de Cabbagetown (village des choux).
Conformément aux tendances dominantes en matière d’urbanisme, telles que la démolition des bidonvilles et le renouvellement urbain, toute la section sud de Cabbagetown a été rasée au cours des années 1940. La construction de Regent Park sur ces décombres a été entamée en 1948 et a donné lieu au premier et plus important projet de logements sociaux au pays. Farewell Oak Street, un film au ton triomphant réalisé en 1953 par Grant McLean, témoigne non seulement de la transformation draconienne du quartier, mais aussi des idéologies sous-tendant cette métamorphose.
La fin des années 1960 a vu la remise en question de ces idéologies, ainsi que leur contestation ouverte au cours de la décennie suivante. L’arrivée au pouvoir d’un Conseil de réforme lors de l’élection municipale de 1972 a immédiatement stoppé les projets pharaoniques de renouvellement urbain à Toronto. Au cours des années 1970 et au long des deux décennies suivantes, la section nord de Cabbagetown – avec ses maisons en rangées victoriennes alors nouvellement restaurées –, a connu un embourgeoisement en raison de la classe moyenne venue s’y établir. La section sud de Regent Park, elle, avec ses complexes de logements sociaux, a été à nouveau dépeinte comme un « bidonville » et un repaire de « gangs » – des discours trahissant un racisme à peine voilé envers ses résident.e.s récemment immigré.e.s issu.e.s de la classe ouvrière. Les récits sur Regent Park sont fortement clivés face à ce processus discursif de « stigmatisation territoriale », une expression de Sean Purdy décrivant la légitimation du déracinement de communautés entières.
Au milieu des années 1970, Lillian Allen travaillait comme juriste communautaire à Regent Park. Elle était également coordonnatrice pédagogique chez ImmiCan, un projet communautaire s’adressant aux jeunes d’origine caribéenne. L’organisme a donné lieu à des projets musicaux tels que Truth and Rights et les Gayap Rhythm Drummers. Allen, dont le travail artistique s’inscrivait plus largement dans les réseaux torontois de la poésie dub et du reggae, était l’une des membres du groupe De Dub Poets, avec Clifton Joseph et Devon Haughton.
Lillian Allen (1986). Revolutionary Tea Party. Image numérisée à partir de la collection de disques de Luis Jacob
Dans le cadre de la série de conférences Desire Lines, à l’occasion de l’événement Riddim and Resistance avec Clive Robertson, Allen a dit de son travail artistique qu’il « n’aurait pas existé si nous n’avions pas eu cette mission politique et cet élan de militantisme. C’est ça, le contexte de notre travail. »
La chanson « Dub a Dub Style Inna Regent Park » est l’une des pistes de son album Revolutionary Tea Party (1986), qui lui a valu un prix Juno. Allen y emploie le patois jamaïcain pour décrire le contexte de violence systémique contre lequel s’élève la production culturelle du quartier Regent Park. Le rythme (« riddim line ») de la musique et les paroles (« words ») de la poésie dub prennent le pouls des souffrances de l’époque :
Riddim line vessel im ache
from im heart outside
Culture carry im past
an steady im mind
Man take a draw and feeling time
Words cut harsh and try to find
explanations for the sufferings of the times
Oh Lawd, Oh Lawd, Oh Lawd, eh ya….
Is a long time we sweating here
Is a long time we waiting here
to join society’s rites….
DJ chant out, cutting it wild
Say man hafti dub it inna different style
When doors close down on society’s rites
Windows will prey open
In the middle of the night….
En écoutant cet enregistrement, j’entends les échos d’une histoire de quartier qui se répète. Au cours des années 1940, la communauté irlandaise a été déracinée de Cabbagetown dans une ville alors dominée par la société anglaise, tout comme en 2003 – au moment où le conseil municipal de Toronto a donné son aval à la revitalisation de Regent Park –, la communauté ouvrière et racisée a été déracinée au profit d’un renouveau du voisinage dans une ville désormais en proie à un embourgeoisement fulgurant.
Il est vrai qu’on ne parle plus aujourd’hui de « démolition des bidonvilles », mais ce discours a été remplacé par celui sur les « quartiers à revenu mixte ». Le vocabulaire de la « revitalisation » et des « partenariats public-privé » a pris la place de celui du « renouvellement urbain » et des « logements sociaux ».
Or le résultat demeure le même : ces récits viennent légitimer les droits de certaines personnes à occuper certains lieux, tout en invalidant les droits des autres à s’y installer. Les racines de cette trame narrative sont, à mon sens, profondément colonialistes.
La récurrence de ce refrain permet d’expliquer, du moins en partie, les souffrances de cette ville qui est la mienne. Le travail de Lillian Allen – et son appel à « dub it inna different style », à varier la cadence – engendre de nouvelles résonances pour narrer des récits différents, des récits de fenêtres qui s’entrouvrent alors qu’on nous claque la porte au nez.
Traduction par Luba Markovskaia