Le blogue d’Artexte: un lieu d’échanges, d’expérimentation et de diffusion d’idées liées à la recherche en art actuel.

Regroupe des billets qui présentent des coups de cœur à travers la collection, ainsi que des liens créés par la découverte spontanée
Comprend des échanges et conversations entre les chercheurs et le milieu de l’art contemporain. On y retrouve des entretiens, des réponses à des articles, ou encore les traces de partenariats institutionnels.
Un accès direct aux travaux et observations des individus qui fréquentent Artexte, qu’ils soient chercheurs, auteurs, étudiants ou artistes.
Section réservée aux employés, stagiaires et bénévoles d’Artexte, qui témoignent de leur expérience professionnelle.
En coulisse

Quelle pérennité pour la performativité?

Dans une conjoncture où les arts vivants deviennent partie intégrante des programmations muséales, le rapport au live se complexifie au contact d’enjeux de pérennité et de conservation. La mise en exposition du performatif pose plusieurs problèmes, qui se révèlent productifs sur divers plans. Elle entraine entre autres un renouvèlement des structures – celle de l’exposition, mais aussi plus largement celles spatiales et temporelles associées à la présentation, à la documentation et à la préservation des œuvres. Leurs modalités s’en retrouvent ainsi modifiées, animées par le dynamisme d’une performativité qui se ressent au-delà de la performance. À l’inverse, les codes des arts vivants sont affectés par les rapports d’historicisation et d’institutionnalisation auxquels ils sont confrontés. Cette permutation soulève de nombreuses questions, particulièrement quant au caractère éphémère des pratiques performatives. Dans une certaine mesure, une suspension de cette éphémérité est requise, de sorte qu’elle puisse être appréhendée dans des contextes ultérieurs, dans des temporalités et des espaces différents. La suspension sera ici abordée au regard de ses configurations qui se déploient en d’autres termes ou motifs que ceux appartenant à une forme de documentation conventionnelle.

À cet effet, des pistes de réflexion se manifestent dans Recréer/Scripter : Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines (2015). Dirigé par la théoricienne Anne Bénichou, l’ouvrage sonde l’enchevêtrement de l’archive et du live sous l’angle d’une relation qui, dégagée de l’opposition et de l’ordre traditionnels, permettrait d’envisager de « nouvelles façons de penser et d’effectuer l’écriture des arts vivants. » [1]1Anne Bénichou (dir.) (2015). Recréer/Scripter : Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines. Les presses du réel, p. 12.[2]2 (c. 1965 - ). Dossier 800 – Performance. Pour Bénichou, la performance et la danse contemporaine appelleraient « des modes singuliers de mémoire et de transmission », tels que le reenactment, dans lesquels les tensions sont prises en compte et deviennent même génératrices.[3]3Anne Bénichou (dir.) (2015). Recréer/Scripter. Les presses du réel, p. 9. Les rapports au temps et au corps y étant constitutifs, ces modes problématisent une distinction entre œuvre et documentation ; plus encore, ils rendent quelque peu désuètes les acceptions dominantes des deux formes et invitent à concevoir une intervention élargie qui les amalgament. La relation entre arts vivants et documentation requerrait donc des stratégies pour répondre à la charge de contradiction qu’elle porte et aux impératifs institutionnels et artistiques qui la marquent – autant exigences documentaires de la part des institutions que refus du côté des artistes de documenter leurs œuvres. Dans ce contexte sont opérés des glissements qui permettent à différents degrés de détourner les impératifs, de déconstruire les contradictions et de formuler d’autres termes, de générer d’autres types de disposition pour une relation renouvelée où l’ambigüité est féconde.[4]4 (2018). ... move or be moved by some thing rather than oneself.

Ces pistes de réflexion peuvent être approfondies avec la première œuvre performative réalisée dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement des bâtiments et des sites gouvernementaux et publics du gouvernement du Québec (1 %), dans laquelle Thierry Marceau incarnait la figure mythique de l’artiste conceptuel allemand Joseph Beuys (1921-1986). Marceau s’y est vu confronté à plusieurs enjeux de pérennité. Spécifiquement conçue pour l’édifice 2-22, l’intervention multiphases devait inclure une forme de documentation dans le but d’en assurer la permanence, selon les exigences de la Politique. Dans cette optique, Marceau a élaboré un assemblage narratif comprenant plusieurs segments performatifs autour de l’intention d’habiter l’édifice, cherchant à ancrer de manière permanente – du moins, conceptuellement – ses actions dans les différentes couches qui composent la structure du 2-22. Son œuvre s’inscrivait dans l’histoire même de l’édifice, mais également dans l’histoire de l’art ; par diverses stratégies de re-présentation ou de reconstitution, elle faisait référence à des contextes, des scènes ou des évènements particuliers dont les traces se ressentent sur le présent. Marceau a réalisé ce qui pourrait être qualifié d’intervention archivistique, en performant les archives, les mémoires, les histoires, de façon à donner corps à un inventaire (performatif) des éléments qui constituent l’espace et le temps du 2-22.

Si la question de la pérennité apparaissait ainsi au cœur du concept de l’œuvre, elle se percevait également dans certaines de ses configurations. De fait, la cinquième et dernière phase de l’intervention a été effectuée à travers une publication et une exposition, auxquelles s’ajoutait un dépôt de la documentation – incluant la publication – mené de manière performative [5]5 (2018). Dossier 410 – Marceau, Thierry.. Puisque le travail performatif ne se laisse pas circonscrire dans un texte, une exposition ou une photographie, ceux-ci ont plutôt été pensés en termes fragmentaires, engageant d’autres perspectives et matérialités. Tout au long des différentes phases, une documentation était générée sous forme photographique et vidéographique. Si aucune ambigüité ne marquait la production de celle-ci, l’activation dont elle a fait l’objet lors de la phase finale et son transfert en archives ont mobilisé un mouvement qui en a déjoué le statut. Pour Marceau, la transmission était, dans une certaine mesure, performative ; elle reprenait les attributs de ce qui était véhiculé et agissait en tant que traduction – manipulant les éléments impliqués dans l’opération. D’autre part, cette transmission était également l’occasion de jongler avec les temporalités – celles des archives, des mémoires et des histoires, mais également celles du processus de création, de la performance et de l’exposition – et les rapports – entre passé, présent et futur, entre l’avant, le pendant et l’après –, de manière à façonner une atemporalité, voire une intemporalité. Marceau a ainsi assemblé une profusion d’images représentant en somme l’imaginaire qui nous habite, où les temps et les constellations sont flottants, en perpétuelles ré-articulations.

L’archivage de la publication et de divers éléments clés provenant des actions déployées, au sein même du 2-22, permet à l’œuvre de vivre au-delà du spectacle de Marceau : Joseph Beuys demeure dans l’édifice tel un fantôme, par le biais des traces enracinées dans ses interstices. En alliant documentation et conceptualisation, l’artiste semble dépasser la simple intégration de l’œuvre à l’édifice ; ce dernier en constitue son interface, son moteur, son passé et son futur. Des moments réactivés autant par le souvenir que l’imagination prolongent le récit de Marceau, et c’est peut-être là où réside réellement la pérennité de l’intervention.

Notes

  • Recréer/Scripter : Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines
    Anne Bénichou (dir.) (2015)
    Les presses du réel
    p. 12
  • Dossier 800 – Performance
    (c. 1965 - )
  • Recréer/Scripter
    Anne Bénichou (dir.) (2015)
    Les presses du réel
    p. 9
  • ... move or be moved by some thing rather than oneself
    (2018)

    Ces questions sont également discutées dans le catalogue de l'exposition ... move or be moved by some thing rather than oneself. (commissaires Florence-Agathe Dubé-Moreau et Maude Johnson), qui sera ajouté à la collection d'Artexte à la suite de sa parution à l'automne 2018.

  • Dossier 410 – Marceau, Thierry
    (2018)

Article précédent

mai 2018
Artexte

Article suivant

août 2018
Nicolas Rivard