Au commencement du nouveau millénaire, Ginger Brooks Takahashi, Courtney Dailey, Onya Hogan-Finlay, Leila Pourtavaf et Rebecca Watt développent ensemble un projet de bibliothèque mobile porté par des intérêts communs pour la presse indépendante et l’auto-édition. L’intérieur d’une roulotte Airstream (qui aurait pu auparavant avoir son heure de gloire dans un film de science-fiction de série B) est transformé en bibliothèque et converti en espace de lecture. Arrimée à l’arrière d’une vieille camionnette Dodge©, cette collection renfermant des centaines de fanzines, de livres, de revues et bien d’autres publications sera alimentée par des artistes, des activistes, des bibliothécaires, des prisonniers ou encore des enfants. Illustrant bien la nature nomade du projet, les quartiers généraux sont établis à la fois à Montréal et Philadelphie : de là, entre 2001 et 2005, la bibliothèque s’arrêtera dans de grandes et de moins grandes villes, de New York à Vancouver, en passant par Rivière-du-Loup et Kelowna.[1]1Dailey, Courtney , Hogan-Finley, Onya , Pourtavaf, Leila (2014). Introduction. Dans The Bookmobile Book. s.l. : Bookmobile Collective, 6-9.
Lors de mon passage chez Artexte (dépositaire des publications rassemblées tout au long de cette expérience) en tant qu’assistant à la collection, j’ai pu goûter à ce succulent bouillon qu’est la collection du projet MOBILIVRE BOOKMOBILE project. À travers les multiples formes, textures, odeurs et formats des ouvrages conservés, en respectant mes intérêts personnels, je tentais de relever le fin fumet des publications présentant de l’art séquentiel. En contemplant les montagnes et les vallées de zines et d’albums, de revues et de journaux spécialisés qui se sont amoncelées sur la table de travail après mon dépouillement des boîtes de conservation, je me dis que les nombreuses tentatives de définir coûte que coûte le 9e art (des tentatives souvent incomplètes ou peu fructueuses) auraient probablement quelques difficultés à couvrir tout ce qui s’étend devant mes yeux. À l’image du reste de cette collection, les langages graphiques, les structures séquentielles, les méthodes narratives, les styles et les éléments constitutifs de ces œuvres sont très (très) variés.
L’une des manières les plus curieuses de diffuser la bande dessinée est sans aucun doute celle adoptée par Joshua Short, qui présente à son lectorat un carton de six œufs de plastiques dorés contenant Lay! US/Mexico Border via Wealth, Race, and Privilege, un petit (de taille) comic book sur l’altérité, le racisme et les « frontières » géographiques, politiques et sociales. On y voit donc les abus d’un agent de la « U.S. Border Patrol » ainsi que ceux d’un chef d’entreprise sexiste et paternaliste. L’objet est quant à lui tout à fait parodique et ironique : les illustrations reprennent le style réaliste et les aplats de couleurs des comic books traditionnels emblématiques de la culture populaire américaine (par des procédés de collage et de détournement) et sont utilisées pour en démontrer les travers. Les mêmes stratégies humoristiques sont visibles dans l’élaboration du carton d’œufs lui-même, sur lequel sont collés des textes et des images qui imitent la forme et le genre de messages trouvés sur un tel produit manufacturé : « Thank you for purchasing Maggie’s Golden Goose Eggs. You are supporting our American dream of wealth, cultural hegemony, and endless war in the name of freedom. »[2]2Short, Joshua (2005). Lay! US / Mexico Border Via Wealth Race Privilege. San Francisco, CA : Joshua Short.
Il serait très difficile d’énumérer et de discuter de l’ensemble des bandes dessinées pour lesquelles j’ai eu de petits coups de cœur dans mon exploration de cette collection bien spéciale. Sachez toutefois, cher.e.s lecteur.trice.s, qu’une bibliographie thématique rassemblant les bandes dessinées conservées chez Artexte a été réalisée conjointement à la rédaction du présent texte et qu’elle renferme notamment les fanzines, revues, livres et journaux de bandes dessinées du projet MOBILIVRE BOOKMOBILE project. En plus d’une foule de créateur.trice.s moins connu.e.s qui partagent leurs récits ou leurs expérimentations graphiques, on y retrouve également les travaux d’auteur.e.s plus établi.e.s tel.le.s qu’Amy Lockhart, Marc Bell, Julie Doucet, Ingo Giezendanner (alias GRR) ou Bill Orr, tout comme des livres publiés chez Conundrum Press, Mille Putois ou Les Requins Marteaux.
Je me permets tout de même (on se fait plaisir) de vous partager la découverte de The Drawing Proclamation, un petit fanzine réalisé par Malcolm Sutherland et que j’ai particulièrement apprécié. Empruntant un ton légèrement messianique ou évangélique, les personnages de Sutherland se rendent compte qu’ils sont des dessins et qu’ils habitent une dimension différente de la nôtre : « Hello. I am a drawing. Recently, drawings have achieved self-realization. This book is a formal proclamation of species consciousness ; of sentient existence. While not all drawings have achieved self-awareness, this proclamation is the first communication representing those few pioneers who have. »[3]3Sutherland, Malcolm (2003). The Drawing Proclamation #1. Montréal, Qc : Group Mind, 1. L’expérience est intéressante, souvent drôle, et vaut le détour (ne serait-ce que pour le vox pop de dessins qui partagent ce qu’ils pensent des êtres humains…).
L’historien d’art / libraire que je suis est donc absolument comblé d’avoir pu patauger allègrement entre toutes ces cases et d’avoir pu lire autant de bandes dessinées. De son côté, le technicien en documentation en devenir est lui aussi tout à fait enchanté. L’exploration de la collection du projet MOBILIVRE BOOKMOBILE project est en effet une belle occasion pour réfléchir plus largement aux rôles simultanés et (peut-être) paradoxaux du centre de documentation ou de la bibliothèque comme espace de conservation et de diffusion. Si le traitement documentaire peut être associé à une certaine sédentarité (par ses volontés d’assurer la pérennité des documents), comment approcher une telle collection sans cesse en mouvement et résultant d’un processus nomade, dont les éléments qui la constituent sont faits pour être échangés, partagés, perdus, retrouvés…? Bien humblement, il me semble que ces publications ne sont pas stagnantes, chez Artexte : elles sont accessibles gratuitement, repérables dans le catalogue en ligne, e-artexte, et régulièrement mises de l’avant dans le cadre de visites et d’ateliers de création dans la bibliothèque. Il s’agit d’un bel exemple pour illustrer comment l’espace documentaire souhaite s’adapter et évoluer conjointement avec le document et son vécu : il est selon moi loin d’être aussi « fixe » qu’on pourrait le penser.