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En coulisse

Le Rendez-vous : un chantier de recherche dialogique

« […] C’est aussi dans le doute, dans la fragilité et dans l’inconfort provoqués par le processus, que l’on découvre une source intarissable d’échanges possibles, que l’on accède aux ‘‘contacts véritables’’. […] Ce que l’autre me propose, en bousculant ainsi mes limites, c’est de les repousser un peu plus loin.»[1]1Sylvette Babin (2001). Rendez-vous intimes ou prendre place dans l'espace de l'autre . Les Commensaux : Quand l'art se fait circonstances / Montréal,QC - Centre des arts actuels Skol, 100-101.

Crédit photographique: ©alignements, 2018.

Le Rendez-vous : chantier de recherche dialogique est un projet de recherche que nous avons réalisé l’été dernier (2018) lors de notre participation à SKOOL, un programme d’été offert par le Centre des arts actuels SKOL. Chaque année, le Centre offre un stage rémunéré à une équipe administrative temporaire pour développer un projet sur une problématique d’art actuel. Nous avons donc proposé un projet qui porte sur la thématique large de l’inconfort, en adoptant les perspectives de commissaire et de chercheuse.

En explorant les enjeux liés aux arts vivants ainsi qu’aux expériences sensorielles et phénoménologiques en contexte d’exposition ou de représentation, l’idée du Rendez-vous est d’explorer le potentiel sensoriel, relationnel et social de l’inconfort. Dans une double perspective, qui concerne à la fois l’artiste et le public, notre projet s’intéresse aux positions créative et perceptive. Les pratiques performatives qui utilisent le corps humain sont ici examinées afin d’explorer la provocation et la réception d’activités inconfortables.

La notion du « Rendez-vous », dont le terme désigne la rencontre entre deux ou plusieurs personnes dans un lieu fixé, a conduit la forme de notre projet. Nous avons mis en place une série de dialogues informels avec différent.e.s actrices et acteurs de la communauté culturelle montréalaise. Chaque semaine a été rythmée de discussions articulées autour d’une déclinaison thématique de l’inconfort nous permettant, à terme, d’assurer la transparence du développement de notre recherche en plus d’ouvrir la discussion au grand public. Les entretiens que nous avons collectés sont accessibles sous forme de baladodiffusion.

Crédit photographique : ©alignements, 2018.

« […] En définitive, la plus salutaire fonction de l’inconfort, quel qu’en soit le visage, est de nous convier moins à l’euphorie qu’à sa recherche, c’est-à-dire à l’action », remarque Jacques Pezeu-Massabuau.[2]2Jacques Pezeu-Massabuau (2004). Éloge de l’inconfort. Parenthèses Éditions, 82. Cette idée a été la base de nos entretiens, c’est-à-dire l’intérêt pour le potentiel positif de ce sentiment catégorisé comme néfaste, ou alors, pour le renversement des préconceptions négatives liées au manque de confort. Nous avons donc invité divers acteurs et actrices émergent.e.s de la scène artistique montréalaise, des pairs que nous avons librement associés à l’inconfort ou à une exploration similaire, soit par leur pratique globale, soit par une œuvre ou une expérience spécifique :

Félixe Bouvry – artiste et commissaire;

Janick Burn – artiste et étudiante;

Hugo Dalphond – scénographe et concepteur d’éclairage;

Guillaume Laurin – metteur en scène et comédien;

Rebecca Leclerc – musicienne et étudiante;

Les Enfants de Chienne – club d’artistes;

Kamissa Ma Koïta – artiste;

Myriam Stéphanie Perraton Lambert – dramaturge;

Cindy Phenix – artiste et étudiante;

Camille Richard – commissaire et étudiante;

Mariane Stratis – artiste et photographe documentaire;

Alexis Raynault – directeur artistique;

Rebecca Rehder – artiste de la danse et étudiante;

Mégane Voghell – artiste et commissaire;

Giverny Welsch – artiste de la danse.

Ces diverses rencontres nous ont permis de tracer plusieurs lignes directrices thématiques. Sans prétendre à l’exhaustivité et ni à la catégorisation, nous voulons dans ce texte tenter une esquisse méthodologique.

Crédit photographique: Anne-Celia Waddell, 2018.

D’abord, nous avons exploré l’inconfort qui découle de sujets traités dans certaines œuvres. Par exemple, les thèmes de la mort et du dégoût ont été identifiés comme étant une source fréquente de malaise. Mégane Voghell observe cet inconfort dans la réception de ses œuvres comme sa vidéo qui présente la mue chez les mantes religieuses. Entre horreur et fascination, ces sentiments engagent certainement les spectateurs dans une réception active, où l’inconfort devient une manière pour eux d’interagir avec l’œuvre. Au cours de notre expérience, nous avons cependant observé une attitude contraire à cette dernière avec des réactions comparables à un sentiment d’engourdissement. En réponse aux sujets choquants de certaines œuvres, Myriam Stéphanie Perraton Lambert remarque quant à elle son incapacité fréquente de ressentir l’inconfort, qui est similaire à une impression de saturation ou de désintéressement.

Dans un second temps, certains entretiens nous ont permis d’explorer l’inconfort provoqué par une confrontation à l’hypocrisie sociale, c’est-à-dire le malaise éprouvé face à l’omission volontaire et généralisée de certains phénomènes sociaux issus, par exemple, du racisme systémique. Ces dits « phénomènes » ont été fortement discutés avec Camille Richard et Kamissa Ma Koïta suite à leur participation complémentaire à l’exposition Refus Contraire (Galerie de l’UQAM, 2018). Par ailleurs, le club d’artistes Les Enfants de Chienne a abordé les rapports de pouvoir et la critique institutionnelle en art contemporain, qui est également une autre forme de malaise social. Leurs situations performatives misent sur l’inconfort, d’une part comme une stratégie potentielle d’empathie et de communication et d’autre part, comme élément de provocation.

Puisque certain.e.s de nos invité.e.s ont déjà collaboré ensemble, dont les duos Guillaume Laurin/Hugo Dalphond et Mariane Stratis/Janick Burn, nous avons également tenté de décortiquer les dynamiques d’une production collective. Nous nous sommes interrogés sur les enjeux du travail en équipe, qui peuvent occasionner des situations plus ou moins confortables de par leur confrontation relationnelle.

Dans un troisième temps, il a été question de l’inconfort physique, celui que l’on ressent lorsque les limites du corps sont provoquées. Que le corps soit exposé, violenté, mouvementé ou maculé, les tensions deviennent rapidement viscérales, le corps récepteur s’identifiant souvent au corps en représentation. Janick Burn explore ce sentiment de tension physique notamment dans ses performances «d’immobilité» qui explorent le potentiel corporel individuel. Rebecca Rehder, dans sa double pratique de danse et d’ostéopathie, soulève également cet intérêt dans l’usage de l’inconfort comme point de départ.

En outre, nous avons aussi cherché à étudier le potentiel cathartique des productions artistiques aux prises avec l’idée de l’inconfort. Il est particulièrement ressorti lors de nos entretiens avec des artistes de performance et de danse en raison des enjeux thérapeutiques et physiques de leurs pratiques. Ce sentiment a également ressurgi dans notre conversation avec l’artiste visuelle et commissaire Félixe Bouvry, qui qualifie son travail de « crise existentielle continuelle.»[3]3Entrevue par Joséphine Rivard et Anne-Célia Waddell (29 juin 2018). Félixe Bouvry. Félixe Bouvry, entretien 2 : Mégane Voghell et Félize Bouvry .

Finalement, l’inconfort a été perçu comme nécessaire dans le processus créatif, intimement lié à la prise de risque et au refus du compromis. En se mettant soi-même dans un état dit inconfortable, par exemple dans une situation financière ou professionnelle instable, certains invités. e. s, comme Guillaume Laurin, semblent tirer profit des moments plus vulnérables en transformant ceux-ci en période productive.

Bien que notre chantier de recherche n’ait jamais eu la prétention à une finalité consensuelle, les huit entretiens enregistrés avec les quatorze acteurs et actrices culturel.les et un club d’artistes nous ont permis d’identifier quelques constantes. En effet, l’ensemble de nos invité.e.s semblait s’entendre sur une conception optimiste et pragmatique de l’inconfort.

L’auteur Yann Bridard écrit : « Le confort ne peut être une affirmation, une solution. Il serait, avec son jumeau l’inconfort, une question intérieure individuelle perpétuelle[1]. » En ce sens, suite à l’étape dialogique du chantier de recherche, nous avons pu affirmer que l’exploitation de ce sentiment a souvent pour conséquence d’encourager l’action, la réflexion ou encore le soulèvement. Qu’il soit involontaire ou provoqué, l’inconfort est sans aucun doute un moteur. Nos entretiens ont ainsi menés à cette conclusion suivante : entre le confort et l’inconfort, deux sentiments interdépendants, c’est la zone grise qui devient digne d’intérêt pour les processus artistiques et les réceptions phénoménologiques . Autrement dit, c’est la zone de tension entre ce que l’on veut éviter et ce que l’on recherche qui est capable de provoquer un effet notable, autant dans la création que dans la réception.[4]4Yann Bridard (2001). Le confort moderne, cette maladie du bien-être. Édition Mémoire, École Camondo, 24.

Alors que notre résidence tirait à sa fin, Caroline Boileau, artiste de performance et amie du Centre Skol, nous a généreusement offert son opinion quant aux questions soulevées durant la résidence. En mentionnant l’inconfort au sein de l’art actuel, Caroline s’est instinctivement interrogée sur la corrélation entre le sentiment d’imposteur et le genre féminin. Cet échange fut percutant pour nous, particulièrement à la lumière du nombre de femmes que nous avions instinctivement invité à partager notre microphone.

Au terme de notre parcours à SKOOL, nous pouvons avancer que le confort incite à l’inertie, à la stagnation alors que l’inconfort est davantage relié à l’action, au changement. Grâce à la prise en considération de sa valeur et de ses répercussions, l’inconfort, tant pour l’artiste que pour le public, s’est avéré un sujet riche et complexe, trop souvent négligé dans la lecture de l’art actuel. Ces questionnements demeureront pour nous au cœur de nos pratiques et projets à venir.

Nous remercions tous les participant.e.s du Rendez-Vous pour leur temps et leur générosité.

Notes

  • Rendez-vous intimes ou prendre place dans l'espace de l'autre
    Sylvette Babin (2001)
    Les Commensaux : Quand l'art se fait circonstances / Montréal,QC - Centre des arts actuels Skol
    100-101
  • Éloge de l’inconfort
    Jacques Pezeu-Massabuau (2004)
    Parenthèses Éditions
    82
  • Félixe Bouvry
    Entrevue par Joséphine Rivard et Anne-Célia Waddell (29 juin 2018)
    Félixe Bouvry, entretien 2 : Mégane Voghell et Félize Bouvry
  • Le confort moderne, cette maladie du bien-être
    Yann Bridard (2001)
    Édition Mémoire, École Camondo
    24

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