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En coulisse

L’air de rien

« Une proposition qui émane de moi […] sommaire veut, que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre.»

-Stéphane Mallarmé, « Le Livre, Instrument Spirituel », 1895/97[1]1Stéphane Mallarmé (Juillet 1895). La Revue blanche. Bruxelles et Paris, p. 33-36.

 

 

Daniel Canty, esquisse pour Le Livre de chevet, 2009.

Le livre est une forme d’avenir. Il y a 111 ans ou presque, Stéphane Mallarmé s’assoyait sur un banc de parc avec une copie du journal et un nouveau volume. Le vent gonfle les feuilles, feuillette nerveusement les pages du recueil posé à ses côtés. La lumière joue sur l’ombre des lettres. Une feuille du quotidien s’envole, va s’empêtrer aux ronces d’un rosier. Une silhouette enveloppante, flottante, aussi légère et séduisante qu’une méduse, a traversé le parterre, pour masquer le buisson, asphyxier les fleurs.

Les colonnes et les chapiteaux d’une architecture éphémère, qui prétendait épouser fidèlement les contours du jour, n’avaient pas la tenue nécessaire pour s’ancrer en place. Le voile est levé sur un monument ; il ne s’avérait pas exister.

Le reste est littérature. La feuille volante est l’alibi, et l’amorce, d’une musique conjecturale, que Mallarmé joue sur le piano de l’âme. Ses clefs blanches et noires sont celles du livre et de ses lettres, sa musique, silencieuse ou presque. Le bruissement de la prose et de la page. Une mélopée de mots pianotée dans les airs, qui s’accorde aux intermittences du jour. Apparaît enfin, comme suscité par cette musique, un papillon blanc, « à la fois partout, nulle part ». Un fantôme s’est dévêtu. Un volatile pâle flotte à sa place.

Un livre est un moment d’absence, qui, l’air de rien, emprunte la forme du temps.

 

 

 

Autograph layout (1896). Wikipédia.

Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction.

 

Stéphane Mallarmé

La sensibilité est une vertu qui se cultive. Vous vous dites peut-être qu’on ne s’exprime plus comme ça ? C’est votre affaire. Il suffit d’ouvrir un bon livre pour constater qu’il n’en est rien. Ses pages donnent sur un espace concomitant à celui du songe : on s’y retrouve dans une durée attendrie, où s’assouplissent les évidences du jour, et où se gagne l’énergie du lendemain.

Je ne sais pas si l’épisode que relate Mallarmé est véridique : si le papier journal a vraiment étouffé la roseraie, ou si le papillon s’est ainsi projeté, palpitant, hors du néant. Peu importe les faits, les images tiennent. Elles sont donc, à leur façon, authentiques. Un banc de parc, vous connaissez ? Tant que vous vous laisserez emporter par la verve mallarméenne, vous pourrez le rejoindre, et l’événement continuera d’échapper à la datation.

Un détail, essentiel : nous ne savons rien de la « publication neuve » qui excite l’expectative du poète. Son invisibilité suggère le relief d’un livre, blanc de mémoire sur lequel papillonne une ombre : la nôtre, passée par le miroir des pages, devenue papillon, pour s’attarder autour d’un banc de parc, à un siècle de distance.

Un texte est un pont jeté vers l’absence, un nouement du temps, que l’artifice de la lecture ramène au métier. Tout livre file donc, en ce sens, une autofiction : contemporaine de nos consciences.

 

Premier état du manuscrit (février-mars 1897). Wikipédia.

Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux ; que ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme.

 

Stéphane Mallarmé

Le livre est vieux jeu. Et c’est tant mieux. De toutes les formes industrielles de l’intimité, il me semble encore que c’est la sienne, spacieuse et variable, qui épouse le plus parfaitement les proportions de nos paumes, ces extrémités d’un « je » pensant et ressentant. Il a été le premier, en tout cas, à nous donner la main, nous accompagner.

Le livre, devenu objet commun, tend depuis sa commercialisation massive au 19e siècle – d’où Mallarmé nous parle –, à devenir invisible. Sa production s’est accélérée. Il s’est démultiplié. Il tendrait à se dématérialiser : depuis quelques décennies maintenant, sa production est, en effet, devenue quasiment indissociable de la médiation informatique. L’instrument spirituel que Mallarmé appelait de ses vœux serait destiné à rejoindre l’entéléchie électronique du Nuage, à se dissoudre dans l’empirie saturée de lumière des écrans.

Un mauvais pli pousse à exagérer les nouvelles de la mort du livre. La violence du verdict jette un voile sur les apparences. Qu’on lève ce linceul, pour voir comment la lumière, réfléchie, continue d’embrasser le visage du papier, comment des ombres, complices, circulent sous le couvert des pages… Mieux vaut louer la discrétion du livre, célébrer son talent pour l’effacement, la métamorphose. Se souvenir que la lecture est depuis toujours le complice de la disparition : entre nos mains, des présences reprennent corps, et la durée s’égare, en chemin vers l’oubli, ou demain.

Le spectre du livre élargit la longueur d’onde du présent. Sa métaphore est plus légère qu’un algorithme, qu’une feuille volante, menaçant d’étouffer les roses. Belle âme, ailée, qui sait revenir de toutes ses morts.

Épreuve de l'édition d'Ambroise Vollard (juillet 1897). Wikipédia.

[…] la fabrication du livre, en l’ensemble qui s’épanouira, commence, dès une phrase.

 

Stéphane Mallarmé

Tout ce qui commence par une phrase tend à finir dans un livre. Ce n’est pas toujours le cas, souvent le souhait.

Une feuille s’envole, un livre se profile, un papillon se présente, légers comme des idées. La musique des mots éclaire une forme d’absence, une forme d’avenir. On peut recevoir le texte de Mallarmé comme une prière, ou, une invocation, qui nous rejoint, sous le bruit de fond universel, la clameur de l’époque. C’est à une « minuscule mise au tombeau » que Mallarmé en appelait de ses vœux – un recueillement, une discrétion, nécessaires pour que se relève, entre les plis du papier, un spectre tangible.

Le livre est un lieu vers lequel je ne cesse de revenir en pensée. J’entends, à travers les mots de Mallarmé, l’esprit de la « mise en livre », le terme que j’ai choisi pour nommer le pendant littéraire de la mise en scène: une approche du livre où le travail d’écriture se prolonge jusque dans les moindres détails de l’objet. Les arts du texte et de la mise en page y font aveu de gémellité, s’affirment les contrepoints d’une fugue. Des mots, des pages apparaissent, disparaissent, de concert, dans les interstices de la matière. Leur musique, l’air de rien, nous revient.[2]2Daniel Canty (10 Octobre 2018). La société des grans fonds. La peuplade. [3]3Daniel Canty, Stéphane Poirier et Anouk Pennel-Duguay, Feed (2015-2019, à suivre). Costumes nationaux.

 

Notes

  • La Revue blanche
    Stéphane Mallarmé (Juillet 1895)
    Bruxelles et Paris
    p. 33-36

    Le texte de Mallarmé a été originalement publié dans La Revue blanche, en tant que sixième volet d’une série intitulée Variations sur un sujet. Il a été repris dans ses Divagations, en 1897 (Paris, Eugène Fasquelle). Il est aisément lisible sur Wikisource.

  • La société des grans fonds
    Daniel Canty (10 Octobre 2018)
    La peuplade
    208 pages
  • Costumes nationaux
    Daniel Canty, Stéphane Poirier et Anouk Pennel-Duguay, Feed (2015-2019, à suivre)

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