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En conversation

La conscience tangible des Études conviviales

Jamilah Sabur, Voicing Another Spirit, Seances for the Living. Galerie SBC, Montreal, Belgo. Credit: Clara Lacasse, 2018.

Dans un moment où la ligne entre artistes et commissaires se fait plus mince, les tensions en découlant se font plus fortes. On parle de hiérarchie entre le rôle du commissaire et le positionnement de l’artiste; on s’interroge sur la pertinence d’un tierce partie de mettre des œuvres et des artistes ensemble afin d’exposer une idée; on questionne à qui appartient le don sacrosaint de la création artistique. Ces tensions, amène néanmoins des réflexions quant aux solutions de collaboration entre artistes et commissaires : quelles nouvelles avenues peuvent être empruntées afin que commissaires et artistes puissent travailler de concert, et non l’un pour l’autre? Est-il vraiment possible pour commissaire et artiste d’œuvrer conjointement, plutôt que d’être au service de leur pratique respective?

L’essai de création artistique Études conviviales peut être perçu comme une tentative de réponse à ces questions. Présentée à la Galerie SBC en été 2018, ce projet faisait office de version physique des idées précédemment soulevées par les commissaires Sophie Le-Phat Ho et Ronald Rose-Antoinette dans le numéro de MICE magazine qu’ils ont co-édités. La recherche de techniques, de rituels et d’hauntologie pour re/donner voix aux fantômes de nos ancêtres s’est matérialisée à SBC par le travail de cinq artistes, qui se succédaient par la présentation de séances. Les commissaires ont organisé des discussions, rituels, et rencontres (virtuelles et physiques) avec les artistes afin que le résultat final non seulement sous-tend mais infiltre les séances des autres. Il restait dans la galerie des traces du travail des artistes et des commissaires.

Nasrin Himada (Pour de nombreux retours, partie 2 et 3) a proposé des parties de son projet For Many Returns. Sa lecture performative offrait des scènes de rêves éveillés; la trace laissée lorsqu’elle n’était plus une participante physique du projet était un bouquet de pivoine blanche, offert en cadeau à l’artiste. Un coin intime avec tapis entouré d’instruments de musique (bol tibétain, cloches, maracas) était la trace laissée par Mariana Marcassa (Voicing Another Spirit) : à travers des massages, de la méditation chantée, des parfums d’huile essentiel et d’herbes, elle créait une cartographie vers les ancêtres. Dès qu’on entrait à la SBC, les traces de la performance d’Annie Wong (Chant of 21) était visible : Wong explorait des pratiques de cultes ancestraux chinois, une variation performée d’une exploration écrite et photographique déjà en cours. La performance de Jamilah Sabur (Magueyes, Carathagène, 120 intervalles) était une gestuelle de la mer des Caraïbes; celle-ci émet un son mystérieux due à une grande vague, l’onde de Rossby, qui a 120 cycles, marquée par Jamilah au mur de la galerie par 120 ondulations. Face aux ondulations de Jamilah, se trouvait une grande table de réunion pleine de cartes de tarot, trace de la lecture poéthique de Denise Ferreira Da Silva. Cette lecture fut conçue pour décentrer le soi par le biais d’outils de guérison tel le reiki et l’astrologie.

Mariana Marcassa, Magueyes, Carathagène, 120 intervalles, Seances for the Living, Études Conviviales. Galerie SBC, Montreal, Belgo. Crédit: Clara Lacasse, 2018.

Études conviviales témoignait d’une affinité envers le travail de chacun des artistes : l’espace était marqué par la familiarité entre les personnes impliquées mais aussi par de fortes allusions d’avoir toujours été unis dans une vie antérieure par les fantômes qui les ont réunis. On sentait, dans la conception et la présentation du projet, une très grande place donnée aux artistes, ainsi qu’aux esprits qui ressortaient du don de ces œuvres. Le constat de réussite d’un commissariat collaboratif provient directement du fait que le travail conjoint avec les artistes précède l’exposition, et a pris un format tout autre. Difficile pour le public de ne pas se laisser emporter par la convivialité du projet : repas, verres, discussions informelles habitaient l’espace de la même façon que les œuvres d’art elles-mêmes. Les traces laissées dans la galerie la transformaient en extension d’une maison : le public pouvait voguer d’une œuvre à l’autre, un verre à la main, sans la pression de ne pas pouvoir toucher aux œuvres d’art. Le public devint donc une partie intégrante du commissariat.

Annie Wong, Chant of 21, Seances for the Living. Galerie SBC, Montreal, Belgo. Credit: Clara Lacasse, 2018.

Cela dit, un tel commissariat et un tel thème viennent également avec leur part de défis : la présentation publique d’ancêtres et de fantômes, dévoiler à des inconnus des techniques personnelles de réveiller nos morts s’avère des sujets sensibles qui ne peuvent pas toujours facilement être divulgués à un public qui n’a pas ces sensibilités. Le travail émotionnel peut ne pas être le même pour chaque artiste et pour les commissaires, ce qui peut mener à une hiérarchie du travail offert. Aussi, dans un commissariat aussi convivial, quelles sont les intentions des commissaires de mettre les artistes en constante conversation avec le public? Comment faire comprendre aux artistes le travail qui leur est demandé si la création de l’exposition est faite de manière organique? Finalement, dans un travail collaboratif, comment peut-on être directif? Car malgré les dangers d’avoir des idées prescrites, il faut savoir de quoi on parle et comment on veut en parler pour qu’une exposition, un projet puisse être solidement réfléchis. En parallèle, un commissariat individuel, même s’il peut être directif, est circonscrit par une trajectoire commissariale déjà réfléchis. Dans ce cas, les artistes fournissent des œuvres préalablement sélectionnées ; la commissaire devient responsable des conversations et interprétations, vu qu’elle chapeaute la création de l’exposition et les intentions du projet. La liberté de création des artistes se situe dans la création de l’œuvre plutôt que dans la conception de l’exposition. Chacun a donc un rôle précis, et sait précisément à quoi s’attendre. Dans ce cas, le public de l’exposition est spectateur plutôt que participant. Ces deux approches commissariales sont différentes et mènent à différents résultats ; à chacun, artistes comme commissaires, de trouver celle qui lui convient le mieux.

Les mémoires tactiles créées par Études conviviales offraient aux artistes, commissaires et publics un portail vers des manières alternatives d’être à l’écoute des esprits qui nous habitent. Les séances offertes étaient méditatives, mais étaient tout autant sensorielles. Ce projet légitimait les souvenirs et laissait le flux de conscience s’envoler, pour mieux revenir.

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Édith-Anne Pageot