En tant qu’artiste neurodivergent, la création de Classe de langue a représenté pour moi davantage qu’une simple expérience de commissariat d’exposition. Au fil du processus, une exploration approfondie de l’inclusion par le langage a pris forme. Ce projet avait pour but non seulement de présenter mon art, mais aussi d’entrer en dialogue avec les visiteur·euses de façon à approfondir les thèmes liés à la perception. En lisant l’introduction rédigée par Mojeanne Behzadi dans le livret d’exposition, je me suis reconnu dans ses paroles, comme si elles constituaient une radiographie de moi-même. Grâce à ce projet, qui s’inscrit dans le cadre du contexte plus vaste de ma résidence à Artexte, j’ai acquis des connaissances sur la nature de la communication et de son accessibilité, j’ai trouvé du réconfort dans l’acte de création et je me suis livré à une introspection thérapeutique.
Classe de langue, une investigation stimulante de la perception, invite le public à s’ouvrir à la diversité cognitive. À travers mes créations, réalisées avec une approche conceptuelle, j’encourage les visiteur·euses à reconsidérer notre manière de transmettre et de façonner collectivement notre compréhension du monde, ainsi que sur notre rôle au sein de celui-ci. L’exposition interroge également les conséquences de nos interactions de plus en plus virtuelles et les effets des technologies numériques sur notre capacité à nous exprimer et sur nos relations interpersonnelles. Elle sert d’espace de réflexion sur l’importance de la présence en personne pour cultiver des liens authentiques et repousser les limites du langage dans la perspective d’une société plus interreliée et empathique.
L’un des aspects les plus gratifiants de l’exposition a été les visites sensorielles, lesquelles ont suscité un véritable enthousiasme de la part des participant·es, qui ont interagi avec les œuvres par diverses techniques de stimulation axées sur les sens. Cela a donné lieu à des réflexions perspicaces et à des conversations enrichissantes sur les disparités en matière d’accessibilité communicationnelle. Au cours de visites guidées, j’ai eu le plaisir d’échanger avec les invité·es aux côtés de l’artiste Claudette Lemay et des membres de l’équipe d’Artexte, Kaysie Hawke et Manon Tourigny. Cette collaboration visait à stimuler la créativité, l’introspection et le dialogue dans le contexte de l’installation.
La visite réservée aux personnes non-voyantes ou semi-voyantes a mené à des échanges remarquables. L’un des invité·es, ayant pourtant perdu la vue dans l’enfance et, par conséquent, n’ayant pas vu de caractères alphabétiques depuis de nombreuses années, a su nommer toutes les lettres inscrites sur les œuvres de la série SYSTÈMES D’ÉCRITURE (2022) exclusivement par le toucher, ainsi qu’identifier la rotation de chaque lettre inversée ou des parties manquantes. Un autre invité, également non-voyant, a su discerner une variété de matériaux utilisés dans la série ALPHABET (2023), ainsi que la distance entre les sculptures, uniquement par le son. Ces prises de conscience ont souligné pour moi les compétences singulières des personnes non-voyantes et semi-voyantes.
La visite sensorielle ouverte à tous·tes a d’ailleurs contribué à mettre en lumière, par effet de contraste, les spécificités des rencontres propres aux personnes non-voyantes et semi-voyantes. En effet, parmi les participant·es voyant·es, qui emploient ce même alphabet au quotidien et sont exposé·es à différents matériaux dans leur vie de tous les jours, plusieurs ont constaté avec étonnement leur incapacité à déchiffrer les lettres gravées sur les œuvres grâce au toucher et avaient du mal à reconnaître les substances employées pour créer les sculptures et leurs configurations. Toutefois, l’expérience a attisé de façon inattendue l’imagination des participant·es, qui percevaient des paysages et des formes fantasmatiques du bout de leurs doigts.
Les participant·es qui ont eu l’occasion de naviguer et d’interpréter l’installation par des moyens tactiles et auditifs ont mesuré la valeur de la perception sensorielle et la multitude de manières dont nous entrons en contact avec l’art et communiquons avec les autres. La puissance de ces rencontres avec les sonorités et les matériaux a permis aux visiteur·euses d’approfondir leur compréhension des thématiques et des œuvres de l’exposition. Leurs témoignages soulignent l’importance de bâtir des lieux accueillants et accessibles dans le milieu des arts. En stimulant notre imagination et en nous permettant d’explorer le langage de manière multisensorielle, des installations comme Classe de langue permettent aux personnes aux capacités variées de participer et d’interagir activement avec les œuvres exposées. Ceci soulève la question des sens que nous n’employons pas à leur plein potentiel. Tout comme les personnes non-voyantes et semi-voyantes apprennent à se fier à leur sens du toucher, de l’ouïe et de l’odorat, nous pourrions prendre conscience qu’il existe en nous tous·tes un potentiel encore inexploité et explorer nos expériences sensorielles au-delà des contraintes de la vue.
Ces idées soulignent la capacité transformatrice de l’art à cultiver le lien, la compréhension mutuelle et l’appréciation des différentes formes d’habiletés et parcours. En adoptant une approche plus holistique de l’art et du discours, nous pouvons créer des environnements envers lesquels tous les individus puissent éprouver un sentiment d’appartenance. Cette approche correspond à l’intention de l’exposition Classe de Langue, qui visait à remettre en question les normes conventionnelles de la communication.
Dans mes projets artistiques, j’ai l’intention de poursuivre mon exploration des intersections entre le langage et l’inclusivité. Grâce à des collaborations et des dialogues continus, j’aspire à amplifier les voix des communautés marginalisées et à militer pour une transformation féconde de nos manières d’interagir et de communiquer. En mettant en cause les normes linguistiques établies et en adoptant des modes d’expression alternatifs, nous pourrons créer une société plus équitable où chacun·e peut s’exprimer.
En réfléchissant davantage à ce projet, je m’interroge sur le concept de communication innée, c’est-à-dire libre de tout vocabulaire programmé ou acquis, qui correspond aux modes d’expression que l’on retrouve chez d’autres espèces animales. Cette forme de communication témoigne de notre potentiel inné de transmettre et d’interpréter le sens par le biais d’expériences sensorielles, transcendant les cadres linguistiques mémorisés. Les indices non verbaux tels les gestes, les expressions faciales, le langage corporel et le rythme vocal se combinent pour tisser une riche tapisserie de relations humaines. Je me demande si ces aspects de l’interaction sont inscrits à même notre physiologie, à l’instar des animaux qui communiquent par le son, l’odeur et le mouvement dans des interactions qui ne nécessitent pas de langage verbal.
Au cœur de ma recherche se trouve le concept de biocommunication : l’échange d’informations entre organismes vivants. En m’inspirant des systèmes de signalisation naturels, je tente de repenser notre dépendance aux structures linguistiques complexes en m’intéressant à un langage incarné dans les senseurs biologiques. Observer des méthodes de communication non humaines dans la nature, comme les vocalisations des mammifères ou la danse des abeilles, ouvre une fenêtre sur des outils de communication organiques qui priorisent la stimulation sensorielle. Par exemple, la danse des abeilles mellifères sert à relayer de l’information quant aux sources de nourriture disponibles aux autres membres de la ruche. Grâce à des mouvements et des vibrations complexes, les abeilles communiquent des données comme l’orientation, la distance et la qualité de la source de nourriture accessible, permettant ainsi à leur colonie d’amasser des ressources de façon efficace tout en conservant de l’énergie. Ce système naturel qui sert à transmettre des données complexes illustre une approche efficace et durable au sein d’une communauté sociale, soulignant l’interconnexion et l’harmonie symbiotique de tous les organismes au sein d’un écosystème.
Nous pouvons également enrichir notre compréhension de la communication humaine en explorant les systèmes mnémoniques. Dans ma pratique interdisciplinaire, je me penche sur ces concepts en intégrant divers stimuli dans mon travail, notamment l’imagerie visuelle, les matériaux tactiles et les enregistrements audio, dans le but de susciter des réactions et d’évoquer des souvenirs personnels chez le public. À travers des expériences immersives, mon approche encourage les individus à observer leurs perceptions en détail afin de nourrir un sentiment de cohésion et de solidarité. Non seulement cette méthode dépasse-t-elle les contraintes du langage verbal, mais elle permet aussi de développer la connaissance expérientielle en faisant appel à différentes modalités sensorielles, donnant lieu à un engagement plus complet et immersif.
Bien qu’il ne soit pas scientifiquement prouvé, je suis attiré par le concept de télépathie, qui fait écho aux systèmes de communication sophistiqués que l’on observe dans le règne animal. Ainsi, les éléphants communiquent avec des infrasons qui sont ressentis plutôt qu’entendus, et qui échappent aux êtres humains, suggérant l’existence d’une communication souterraine, basée sur les vibrations. De même, les baleines dialoguent entre elles grâce à des chants complexes qu’elles sont à même d’entendre sous l’eau, à de très grandes distances, ce qui indique pour moi un niveau d’interaction sonique qui allie la compréhension sensorielle et intuitive. Ces exemples illustrent la façon dont la télépathie peut être considérée comme la manifestation d’une connexion humaine innée qui transcende la langue parlée grâce à un échange perçu à travers les sens, à un savoir incarné et à des vibrations qui communiquent des états émotionnels et des intentions. Dans ce contexte, je perçois donc la télépathie non pas comme un phénomène mystique, mais bien comme la transmission de pensées ou d’idées par des moyens autres que ceux des sens connus, englobant un vaste spectre de fréquences et de champs magnétiques. Je suis particulièrement curieux des signaux et des échanges instinctifs qui se produisent au-delà des mots, tout comme ces comportements animaux qui suggèrent des formes de communication complexes et non verbales.
Le concept de communication innée peut nous rappeler les liens que nous partageons avec d’autres espèces, de même que l’ampleur du potentiel de notre expérience sensorielle. Si la langue parlée – ces formes textuelles, structurées, verbales que nous apprenons à l’école – occupe une place centrale dans nos vies, nous l’équilibrons par des indices subtils, des tonalités et des sensations, qui ensemble forment un cadre non verbal.
Ce mode d’interaction holistique transcende les frontières linguistiques et culturelles et transmet des sentiments, des intentions et du sens. En facilitant les liens interpersonnels et l’impression d’une humanité partagée, cette forme de communication peut combler les fossés et dissiper les malentendus, donnant lieu à une plus grande unité entre individus et communautés diversifiés. L’exploration de ces systèmes naturels peut ainsi nous aider à mieux nous comprendre et à ressentir notre interconnexion avec tous les êtres vivants qui nous entourent.
Classe de langue représente pour moi un cheminement artistique significatif qui va au-delà de la simple transmission d’informations pour offrir aux visiteur·euses un sentiment d’appartenance. Grâce à une exploration active et des réactions réfléchies, les participant·es ont su interagir avec le langage de manières inhabituelles, en tissant des liens et en renforçant l’empathie. En faisant le bilan de cette création, je suis reconnaissant d’avoir eu l’occasion de partager mon récit et d’explorer avec d’autres tout un spectre d’outils de communication. En nous ouvrant ensemble à une multitude de formes d’expression et en interrogeant les normes conventionnelles, nous pouvons continuer à construire une société plus inclusive où chacun·e peut se sentir valorisé·e, entendu·e et accueilli·e.