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Découvertes

Archiver l’éphémère : archives et performance

Ce texte est une version raccourcie d’un travail de synthèse produit dans le cadre du cours Fondements de l’archivistique de la maitrise en sciences de l’information à l’Université de Montréal.

Dans son texte Learning Performance by Archiving Performance, l’auteure Linda Cassens Stoian fait cette affirmation quelque peu extrême : l’archive parfaite de la performance ne serait nulle autre qu’une machine à voyager dans le temps.[1]1Stoian, L. C. (2002). Archive Review: Learning Performance by Archiving Performance. Performance Research, 7(4), p. 128. Cette idée, par son impossibilité, montre bien toute la complexité de la problématique de l’archivage de pratiques artistiques éphémères telles que la performance. Cette question a en effet fait couler beaucoup d’encre, autant dans les milieux archivistiques qu’artistiques, en raison de la difficulté de concilier la nature des arts performatifs avec les principes archivistiques traditionnels.

Tout d’abord, il convient de voir comment il est possible de définir une performance en 2017, alors que le concept a beaucoup évolué au cours des dernières années et que le rapport à la documentation l’accompagnant s’est lui aussi modifié, entraînant dans son sillon la tenue de « re-performance » d’anciennes créations. Quels sont les critères qu’on peut attribuer au genre? En fait, il n’est pas acquis que tous les auteurs s’entendent sur les caractéristiques inhérentes à la nature des arts performatifs, mais leur caractère éphémère semble être à la base du concept. Il s’agit en effet d’un évènement temporaire, d’un moment qui passe, qu’on ne peut arrêter dans le temps. [2]2Clarke, P., Warren, J. (2009). Ephemera: Between Archival Objects and Events. Journal of the Society of Archivists, 30(1), p. 45. Pour Anne Bénichou, le caractère éphémère des arts performatifs est également fondamental à sa nature, en plus d’être une pratique multidisciplinaire, engageant le corps ainsi qu’un rapport à un public.[3]3Bénichou, A. (éd.) (2015). Recréer / scripter : Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines. Paris : Les Presses du réel, p. 9. Si certains clament que les performances sont impossibles à enregistrer de façon intégrale et authentique, cette dernière idée est relativisée par d’autres. C’est le cas de Rebecca Scheinder, qui propose que la performance peut « rester ». En fait, il y a effectivement une disparition d’une partie de la performance, mais celle-ci entraine des résidus, des traces. Certes, certaines sont immatérielles, ce qui a pour conséquence une résistance, qui leur est intrinsèque, à la préservation et aux collections.[4]4Schneider, R. (2001). Archives: Performance Remains. Performance Research, 6(2), p. 100. Toutefois, d’autres peuvent demeurer et être archivées. La manière de conserver les arts performatifs serait donc double, relevant à la fois de l’archive (documentation), et de la mémoire orale et corporelle.[5]5Bénichou, A. (2015). Recréer / scripter. p. 9.

Toute la difficulté de définir les arts performatifs fait même résonner chez certains auteurs des éléments de définition de l’archive. Chez Jones, Abbott et Ross, on voit même l’archivage comme une performance : les documents fournissent une fenêtre sur un passé qui ne pourra jamais être recréé, et les usagers interagissent avec ces documents dans une sorte de performance pour réinterpréter ce passé.[6]6Jones, S., Abbott, D., Ross, S. (2009). Redefining the performing arts archive. Archival Science, 9(3–4), p. 166. D’autres considèrent même que la caractéristique fondamentale de l’archive résiderait dans le mouvement et le processus, et c’est pourquoi la performance serait si difficile à archiver, puisqu’elle ressemble justement trop aux archives.[7]7Bianchi, cité dans Stoian, L. C. (2002). Archive Review: Learning Performance by Archiving Performance. p. 128.

Documents, mémoire et création

En Amérique de Nord et en Europe, dans les années 1960 et 1970, les performances s’appuient sur un mouvement de dématérialisation de l’art; on désire une forme plus brute, plus pure d’une représentation artistique.[8]8Simon, D. E. (2015). The Role of the Performance Document: The Photographic Paradox and the Ephemeral Event. Mémoire de maîtrise, Sotheby’s Institute of Art, New York, p. 7-8. Le principal objet qui documente alors ces performances est la photographie, un témoin statique d’un évènement dynamique et éphémère. Dès le début des performances, la photographie a constitué un document d’archive paradoxal par rapport à la nature même de la performance.[9]9Simon, D. E. (2015). The Role of the Performance Document. p. 2. Toutefois la perception du rôle ou du statut des photographies s’est transformée. Certains auteurs suggèrent qu’on pourrait définir la performance non plus par la présence d’une audience, mais par la performativité de sa documentation.[10]10Auslander, cité dans Simon, D. E. (2015). The Role of the Performance Document. p. 35. Ainsi, un dialogue performatif s’établit entre les documents et les personnes qui en font l’expérience, donnant aux archives un intérêt allant au-delà de leur valeur purement informative.[11]11Bénichou, A. (2002). Recréer / scripter. p. 198.

L’on a également vu au cours des dernières années émerger plusieurs théories sur la mémoire dans l’archivage des évènements éphémères. Considérée par certains comme le support le plus approprié pour archiver cette forme d’art qui peut difficilement être fixée, elle peut effectivement être vue comme un mécanisme d’entreposage vivant.[12]12Dreyblatt, A. (1997). The Memory Work. Performance Research, 2(3), p. 92. Certains auteurs déplorent en effet le caractère figé et immuable des archives, qui n’arrivent pas à représenter à la vivacité de la performance.[13]13Reason, M. (2003). Archive or Memory? The Detritus of Live Performance. New Theatre Quarterly, 19(1), p.86. Le corps des performeurs et la mémoire du public deviennent alors les archives les plus représentatives de ces pratiques artistiques. La documentation contenue par la mémoire doit donc vivre à travers les récits des expériences vécues, qui sont nécessairement teintés de subjectivité. On constate ainsi que la transmission orale de la mémoire pose donc problème face au concept d’authenticité de l’archive.

Par ailleurs, les archives matérielles ne portent pas en elles que le risque de déformer les souvenirs, elles peuvent également produire l’effet contraire et porter une fonction mnémonique, aider les témoins d’un évènement.[14]14Clarke, P., Warren, J. (2009). Ephemera: Between Archival Objects and Events. p. 55. Certains auteurs souhaitent que la notion de document d’archive soit revue, afin de pouvoir intégrer dans sa définition les traces immatérielles les savoirs inscrits dans le corps comme des documents.[15]15Jones, S., Abbott, D., Ross, S. (2009). Redefining the performing arts archive. p. 169. La clé de la meilleure représentation de la performance résiderait donc dans une ouverture et une coexistence des différents éléments de représentation, et de ne pas être trop rigide sur le principe d’authenticité des archives afin de permettre une certaine fluidité, à l’image même des arts performatifs. Peut-être que la meilleure façon de représenter le plus adéquatement possible la performance est effectivement de prendre sa documentation dans son ensemble, tant physique qu’orale.

Outre leur fonction de témoin des performances du passé, les archives ont aussi un potentiel créatif et peuvent connaître une deuxième vie. En effet, elles peuvent être intégrées de façon active dans un processus de création de nouvelles œuvres ou être utilisées dans des buts de recréation d’évènements performatifs ayant déjà eu lieu. Il ne s’agit pas ici de recréer leur singularité originale, mais d’ouvrir et de faire valoir les multiples possibilités qu’elles portent. Les corps des nouveaux interprètes deviennent des archives vivantes permettant une réinvention et une réécriture des œuvres originales, qui deviennent en fin de compte, de nouvelles œuvres.[16]16Bénichou, A. (2002). Recréer / scripter. p. 30. Ces nouvelles œuvres inspirées des performances live et de leur documentation pourront à leur tour servir d’inspiration à d’autres artistes grâce à la recherche archivistique. S’instigue alors un cycle de recherche-création en continu qui est sans cesse enrichi de nouvelles œuvres, démontrant l’importance de la documentation artistique sous toutes ses formes.

Notes

  • Archive Review: Learning Performance by Archiving Performance
    Stoian, L. C. (2002)
    Performance Research
    7(4) : p. 128
  • Ephemera: Between Archival Objects and Events
    Clarke, P., Warren, J. (2009)
    Journal of the Society of Archivists
    30(1) : p. 45
  • Recréer / scripter : Mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines
    Bénichou, A. (éd.) (2015)
    Paris : Les Presses du réel
    p. 9
  • Archives: Performance Remains
    Schneider, R. (2001)
    Performance Research
    6(2) : p. 100
  • Recréer / scripter
    Bénichou, A. (2015)
    p. 9
  • Redefining the performing arts archive
    Jones, S., Abbott, D., Ross, S. (2009)
    Archival Science
    9(3–4) : p. 166
  • Archive Review: Learning Performance by Archiving Performance
    Bianchi, cité dans Stoian, L. C. (2002)
    p. 128
  • The Role of the Performance Document: The Photographic Paradox and the Ephemeral Event
    Simon, D. E. (2015)
    Mémoire de maîtrise, Sotheby’s Institute of Art, New York
    p. 7-8
  • The Role of the Performance Document
    Simon, D. E. (2015)
    p. 2
  • The Role of the Performance Document
    Auslander, cité dans Simon, D. E. (2015)
    p. 35
  • Recréer / scripter
    Bénichou, A. (2002)
    p. 198
  • The Memory Work
    Dreyblatt, A. (1997)
    Performance Research
    2(3) : p. 92
  • Archive or Memory? The Detritus of Live Performance
    Reason, M. (2003)
    New Theatre Quarterly
    19(1) : p.86
  • Ephemera: Between Archival Objects and Events
    Clarke, P., Warren, J. (2009)
    p. 55
  • Redefining the performing arts archive
    Jones, S., Abbott, D., Ross, S. (2009)
    p. 169
  • Recréer / scripter
    Bénichou, A. (2002)
    p. 30

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