Le blogue d’Artexte: un lieu d’échanges, d’expérimentation et de diffusion d’idées liées à la recherche en art actuel.

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Comprend des échanges et conversations entre les chercheurs et le milieu de l’art contemporain. On y retrouve des entretiens, des réponses à des articles, ou encore les traces de partenariats institutionnels.
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Notes de parcours

Entrevue avec Marie Samuel Levasseur

Marie Samuel Levasseur mène une pratique pluridisciplinaire où se rejoignent art et vie. Elle élabore une approche de création collaborative par le bavardage, et se sert du microrécit pour rendre compte de l’indicible, mais aussi de la pluralité des identités dans l’expression des récits liés aux expériences de vie marquantes. Marie est titulaire d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM et est diplômée en études autochtones et en pédagogie. Elle poursuit actuellement des études en violence interpersonnelle et sexuelle. Proche aidante, elle développe aussi une pratique en cocréation et en commissariat se situant entre art, vérité et justice, notamment au sein du duo Place Courage.

« Repenser la description des oeuvres d'art » une exposition en vitrine par Marie Samuel Levasseur (2025). Photo © Gabriel Fournier.

Artexte Dans ton projet de résidence à Artexte, tu explores l’audiodescription et la description textuelle en art à partir d’une approche intersectionnelle. Pour commencer, peux-tu nous raconter ce qui t’a menée à ce champ de recherche ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de revisiter le concept même de « description » dans le contexte de l’art ?

Marie Samuel Levasseur Je suis arrivée à l’audiodescription et à la description textuelle par différents chemins. D’abord par ma recherche-création, grâce à laquelle j’ai développé une méthodologie que j’appelle le bavardage – une manière de créer à partir de la multiplicité et des micro récits. Décrire, pour moi, ce n’est pas seulement traduire ou expliquer, c’est un geste de présence et de relation.

Mais ce qui m’a amenée plus directement à revisiter la notion même de « description », c’est mon expérience intime, dans ma vie de proche aidante. Avec mon enfant dont je prends soin, qui vit avec, entre autres, une encéphalopathie et un trouble sévère de la parole réceptive et expressive, je lui décris tous les jours le monde. Et j’ai compris, dans ce quotidien-là, que décrire, c’est aimer, c’est construire du commun. C’est une manière de rendre le monde habitable pour quelqu’un d’autre, et par là, de se laisser transformer soi-même.

Dans le contexte de l’art, je crois que la description a souvent été pensée comme un exercice technique, neutre, utilitaire. Mais en réalité, elle n’est jamais neutre : elle porte une voix, un regard situé, une subjectivité. C’est ce qui m’intéresse : comment l’audiodescription et la description textuelle peuvent devenir des pratiques sensibles, poreuses, intersectionnelles. Comment la multiplicité mène à une réelle précision, plutôt que de considérer la réduction et la concision comme des signes de précision.

Lors d’une résidence (Interroger l’accès) à Oboro, au Musée d’art contemporain et à Spectrum Productions il y a quelques années, j’ai réfléchi la notion d’audiodescription pour qu’elle cesse d’être perçue comme une couche ajoutée à la fin d’un projet, et qu’elle devienne un lieu de création en soi – un espace de soin, de résistance, d’hospitalité. Pour moi, c’est aussi une question politique : qui a accès aux œuvres, avec quels mots, avec quelles voix ? Qui raconte ? Qui traduit ? Et à qui cela s’adresse ?

C’est à partir de ces questions théoriques, mais aussi profondément affectives et quotidiennes que j’ai voulu ouvrir cette recherche à Artexte.

Artexte Peux-tu nous parler de ta « méthodologie du bavardage » : d’où vient-elle, et comment se manifeste-t-elle concrètement dans ta pratique ?

Marie Samuel Levasseur Si ma pratique se déploie sous le signe du bavardage, c’est parce qu’elle s’écarte volontairement de la finalité et de la répétition. Le bavardage m’offre la possibilité de raconter sans cesse autrement, de recommencer indéfiniment sans viser une conclusion. La personne bavarde, souvent perçue comme excessive ou dérangeante, détient pourtant une forme de savoir : elle dévoile, elle met à jour, elle connaît les secrets. Sa parole, jugée trop abondante, trop dangereuse ou trop désordonnée, circule dans toutes les directions et échappe à la linéarité comme aux clôtures du récit.

L’autrice Suzanne Lamy (dans D’elles, publié à L’Hexagone en 1979) décrit le bavardage comme une « fenêtre, béance, soupape, échappatoire, exutoire », soit une voie d’exploration et de révélation de soi – mais aussi comme un discours considéré comme « irrécupérable » parce qu’il ne se laisse pas enfermer dans un but. C’est précisément dans cette absence de finalité que je trouve ma place. Peut-être parce que j’y trouve aussi un confort et une forme d’espoir.

Mes expérimentations autour de l’indicible, de ce qui ne devrait pas être dit dans l’espace social ou ce qui est inexprimable, cherchent à déjouer le langage normatif. Par la prolifération des voix, par l’éclatement des temporalités et des mémoires, par la fragmentation et le pluriel, le bavardage devient une forme de résistance.

Bavarder, c’est aussi bricoler avec ce qui reste. Après la perte, la destruction, le traumatisme : que subsiste-t-il, et comment en faire quelque chose ? La bavarde, comme la bricoleuse, travaille avec les résidus. Elle assemble, découpe, recolle, tricote, détourne. Elle transforme ces restes pour en faire matière, pour les réinscrire dans un récit vivant. Les débris et le bruit, tout comme les silences ou les non-dits, racontent eux aussi nos histoires. Et c’est à partir d’eux que d’autres formes de mémoire et de sens peuvent émerger. Je suis une bavarde ; c’est ma façon de parler, de penser, de créer, de faire sens.

Courtoisie de Marie Samuel Levasseur

Artexte En explorant la collection d’Artexte, y a-t-il des documents, formats ou voix qui t’ont particulièrement marquée ou émue ou des moments de surprise ou de résonance forte dans tes lectures ?

Marie Samuel Levasseur En tant que bonne bavarde, c’est la multiplicité qui m’a émue durant mes recherches à Artexte et non pas une voix précise. Les bibliothèques et les lieux d’archives sont émouvants du fait des milliers de voix qui s’y rencontrent au-delà des époques et de la géographie. Par exemple, mettre en relation la pratique exceptionnelle de Lorenza Böttner, artiste trans et sans bras chilienne et allemande ayant œuvré dans les années 70-80, avec les écrits récents d’Amanda Cachia sur la prothèse en art contemporain : quelle chance et privilège d’avoir des traces écrites, audios ou vidéos de ces artistes, sachant qu’une infime partie des savoirs crips sont considérés par les institutions et répertoriés. Je ne peux que vivre aussi une certaine tristesse lorsque je pense à toutes les personnes qui ont été effacées de l’Histoire unique racontée par les personnes privilégiées, dans les bibliothèques et les écoles. Heureusement, les modes alternatifs et les récits oraux ont souvent porté jusqu’à nous certaines voix invisibilisées. J’espère pouvoir contribuer à l’ajout de dossiers d’artistes autochtones et d’artistes S/sourd·es et en situation de handicap dans la collection d’Artexte au fil des prochaines années.

Artexte Tu proposes une vision de la description qui touche à l’essentiel de la relation à l’œuvre, à soi, aux autres. Que souhaiterais-tu que le monde de l’art entende de cette approche ?

Marie Samuel Levasseur Ce que j’aimerais communiquer comme vision, très humblement, c’est que la description n’est pas une opération secondaire, voire périphérique, mais qu’elle touche à ce que j’appelle « l’essentiel » de la relation à l’œuvre et la traverse même. Cet essentiel n’est pas une vérité unique ou un sens objectif qu’il faudrait traduire fidèlement, mais plutôt l’épaisseur de l’expérience : la rencontre entre un corps, une subjectivité et une œuvre, avec tout ce que cela comporte d’affects, de contextes et de résonances.

En travaillant sur cette bibliographie, j’ai été particulièrement attentive aux façons dont des artistes issu·es de communautés en quête d’équité décrivent leurs propres œuvres. Leurs modes de description déjouent souvent l’idée qu’il existerait une seule manière « juste » ou « complète » de dire. On y trouve au contraire des micro récits, du craft des détours et des formes circulaires. Ces stratégies ouvrent la possibilité d’une description qui ne vise pas l’exhaustivité et qui tend plutôt vers l’incarnation.

Ces pratiques ne devraient pas être perçues comme des ajouts techniques et anecdotiques, mais comme des savoirs à part entière. Elles montrent que la description peut être polyphonique, qu’elle peut accueillir des voix multiples, situées, parfois contradictoires. Et cette polyphonie, loin d’affaiblir l’expérience esthétique, révèle plutôt les strates, les zones d’ombre, les possibles des œuvres elles-mêmes, des artistes et des espaces et dispositifs de création et de diffusion.

Pour moi qui ai œuvré dans le domaine muséal et le domaine des communications durant près de 15 ans, revisiter la description, ce n’est pas simplement améliorer l’accessibilité au sens technique du terme. C’est interroger la manière dont le langage façonne nos rapports au monde et aux œuvres. C’est se demander : qui a le droit de dire ? Quels corps, quelles voix, quelles expériences deviennent légitimes dans l’espace artistique ? En plaçant ces questions au centre, la description devient un outil de redistribution symbolique : elle peut contribuer à transformer et à désinvisibiliser… Bref, la description n’est pas un supplément, mais une pratique critique et sensible qui engage à repenser nos cadres de production, de médiation et de transmission. Décrire une œuvre, c’est prendre la parole ; c’est penser à l’Autre… c’est être dans une posture de témoin actif.

  • Artexte Tu t’inspires des pratiques crip pour penser autrement la description. Qu’est-ce que ces approches-là permettent de réparer, ou de réinventer, dans notre rapport à l’art et à l’accessibilité ?

 

Marie Samuel Levasseur Les études crip et les pratiques d’artistes en situation de handicap m’offrent de l’espoir, comme artiste et comme proche-aidante, qu’il soit possible de construire de nouveaux modèles et de générer de nouvelles connaissances et stratégies militantes pour changer le monde dans lequel on vit et ses structures oppressantes. Je ne suis pas une personne défaitiste, peut-être parce que je me considère comme une survivante, que j’ai survécu grâce à des modèles d’interdépendance, et parce que les personnes en situation de handicap autour de moi sont sources de beauté, de joie et ont des vies pleinement vécues. Les pratiques crip déboulonnent les mythes de « l’efficacité » et « la linéarité », tout comme les savoirs autochtones. Elles démontrent les bienfaits d’autres rythmes, d’autres langages, d’autres façons de constituer une communauté. 

Dans le champ de la description, ça permet de réparer beaucoup de choses. D’abord, de réparer le sentiment d’exclusion que provoque souvent l’art quand il est pensé pour un public supposé homogène. Les pratiques crip redonnent une place centrale aux vécus qui sont habituellement marginalisés. Elles affirment que ces vécus ne sont pas des « manques », mais portent des savoirs situés et des solutions pérennes pour assurer l’avenir de notre monde. Elles montrent qu’on peut décrire avec humour, avec poésie, avec subjectivité, avec plusieurs voix. Qu’on peut ralentir, digresser, improviser, être confortable, laisser place à l’incertitude. Elles permettent de réinventer notre rapport à l’accessibilité elle-même : non pas comme une réparation après coup, mais comme un moteur de création. Elles rappellent que rendre l’art accessible, ce n’est pas uniformiser, mais multiplier. 

Les pratiques crip élargissent ce que l’art peut être, pour qui, et comment. C’est pourquoi je milite pour davantage de financement, de place, de moyens, de considération pour les artistes et les publics S/sourd·es et en situation de handicap. Mes ami·e·s S/sourd·es et en situation de handicap et mes ami·es autochtones sont des personnes, des artistes, des chercheur·euses extraordinaires et je rêve d’un futur leadé par ces personnes. C’est cette idée qui me donne de l’espoir et me permet de continuer.

Courtoisie de Marie Samuel Levasseur

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novembre 2020
Joana Joachim