Le blogue d’Artexte: un lieu d’échanges, d’expérimentation et de diffusion d’idées liées à la recherche en art actuel.

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En conversation

Une chronologie de mensonges

MOMENTA Biennale d'art contemporain, 2023. Rémi Belliveau, Les archives de Joan Dularge, vue d'installation à Artexte (2023) dans le cadre de l'exposition Dans la peau de l'histoire. Becoming Joan Dularge, VOX (2023). Courtoisie de l'artiste © Mike Patten. 

Flesh itself,

in our ongoing cultural habituation to sight-able remains,

supposedly cannot remain to signify ‘once’ (upon a time).

Even twice won’t fit the consistency of cell replacing cell that is our everyday.

Flesh, that slippery feminine subcutaneousness, 

is the tyranny and oily, invisible inked signature of the living.

Flesh of my flesh of my flesh repeats,

even as flesh is that which does not remain.

 

– Rebecca Schneider 

dans Performance Remains (2001, p.104)

Joan Dularge est un alter ego qui refuse d’accepter son sort ontologique, car bien qu’iel soit né·e de mon imaginaire, iel insiste être réel·le. 

 

Iel n’a pas tort.

MOMENTA Biennale d'art contemporain, 2023. Rémi Belliveau, Les archives de Joan Dularge, vue détaillée à Artexte (2023) dans le cadre de l'exposition Dans la peau de l'histoire. Becoming Joan Dularge, VOX (2023). Courtoisie de l'artiste © Mike Patten. 

L’existence de Joan repose sur une (re)lecture décoloniale de l’archive non pas comme une pratique historique occidentale qui se définit par opposition à la subjectivité dite « primitive » de la transmission corps-à-corps, mais plutôt comme une performance sociale de rétroaction où le document est lui-même acte performatif et donc site d’une performance corps-à-corps [1]. En d’autres mots, l’archive – l’histoire par l’objet – prétend sa suprématie sur les rituels d’historicisation immatériels – l’oralité, le conte, la danse, la visitation, l’improvisation, etc. – basée sur son indépendance supposée de corps vivants jugés trop impermanents alors que cette dernière s’anime uniquement par des corps qui se la relaient. Simplement dit, l’archive est une version blanche assez récente d’une histoire vivante qu’on pratique par la transmission depuis les temps immémoriaux. 

 

Ce corps-à-corps est la substance même de Joan Dularge. 

 

Même si iel est d’abord composé·e de remains, de « restes » matériels que je lui fournis de façon sporadique depuis l’automne 2018 – films, photos de presse, partitions musicales, vinyles, synthétiseur, etc. –, la vraie substance de Joan a lieu quand des corps vivants comme le mien, mais surtout autres que le mien, activent son dispositif archivistique et ainsi produisent son souvenir in the flesh. Ces corps sont variables. Certains sont en connaissance de cause. D’autres ne le sont pas. Mais ceux qui le sont sont confronté·e·s à une question qui leur impose un choix : « Est-ce que j’accepte la logique objective de l’archive et ainsi accepte la nature fictive de Joan Dularge? Ou est-ce que je tente faire exister Joan dans une économie de transmissions corps-à-corps stimulée et principalement entretenue par l’artiste Rémi Belliveau » ? Dans le prisme objectif de l’archive, la seconde option consiste en un mensonge : moi et mes acolytes en sommes les menteur·euse·s.

 

La dimension politique de ce mensonge est tout autant variable que le corps qui ment. Au fil des années, Joan a été soutenue par une grande pluralité de ruses médiatiques et institutionnelles consenties par plusieurs individus œuvrant au sein de structures – artistiques et autres – de plus en plus formelles, dont Artexte. En seulement cinq ans, le corps immatériel de Joan, soutenu pas ses allié·e·s, est passé de désordonné et éruptif à quelque chose de plus stable et constant.

Une chronologie de mensonges

 

Joan est apparue dans la presse écrite pour la première fois le 28 septembre 2020 dans le cadre d’une entrevue avec le Montréal Campus intitulée Une exposition au timbre de la musique acadienne. À ma demande spécifique, iel y est décrit·e par la journaliste étudiante Aurélie Moulun comme étant un personnage de l’histoire « disparu de la mémoire collective ». Ce fut l’inauguration médiatique, pour ne pas dire la naissance mnémonique de Joan Dularge. Quelques mois plus tard, les éditeurs de la revue Canadian Art ont accepté de publier mon premier texte portant sur le rock acadien dans lequel je comptais cette dernière parmi une sélection de quatre groupes et artistes acadien·ne·s réellement oubilé·e·s. L’année suivante, le texte, intitulé Lost Classics of Acadian Disco and Rock ’n’ Roll, fut retravaillé en français, rallongé pour inclure neuf groupes et artistes et rebaptisé Hier semble si loin. Cette version du texte – numéroté 35 dans la série de carnets édités par la Galerie de l’UQAM – prend la forme d’un véritable livre, comptant 76 pages.

 

Avant l’implication d’Artexte, une médiation plus cernée des documents de Joan demeurait disparate et forcément ponctuelle, car reléguée aux galeries d’art qui en devenaient momentanément garantes pendant la durée d’une exposition. Parmi celles-ci, le Prix Sobey pour les arts 2021 est notable pour l’infiltration de certains faits relatifs à Joan, glissés dans la paperasse administrative soumise à l’équipe du Musée des beaux-arts du Canada. Ainsi, Joan faisait son entrée institutionnelle plus pérenne, mais, pour l’instant, sans collaborateur·rice·s à l’interne.

 

Il aura fallu l’équipe d’Artexte – notamment Mojeanne Behzadi, Manon Tourigny et Jonathan Lachance – ainsi que la facilitation de l’équipe commissariale de MOMENTA 2023 – Ji-Yoon Han et Maude Hénaire – pour qu’une manœuvre de production mnémonique institutionnelle concertée se concrétise autour de la chansonnière acadien·ne. En acceptant d’acquérir les archives de Joan Dularge non pas comme les archives d’un·e alter ego de Rémi Belliveau, mais comme les archives d’une Joan Dularge originelle, Artexte a cimenté un point d’ancrage institutionnel important pour toutes les menteries dulargiennes à suivre. Dorénavant, les détracteur·rice·s de Joan vont toujours devoir composer avec le fait qu’Artexte considère, quelque part, que Joan Dularge est un·e vrai·e artiste dans sa collection.

Peu importe si les employé·e·s y croient ou non, l’archive interprète elle-même cette réalité en se basant sur ses propres critères de gestion de l’information. Convaincue, elle est maintenant libre de naïvement transmettre l’histoire de Joan à d’autres instances et ainsi para-citer de nouveaux points d’ancrage peut être encore plus avantageux. Ç’a été le cas lors des préparatifs pour le Prix en art actuel du MNBAQ 2025 quand le musée national a fait l’emprunt d’une partition musicale de Joan appartenant à Artexte (document : no. 35153). Dans le rituel administratif de l’emprunt inter-institutionnel, la transmission corps-à-corps prend une dimension monumentale où plusieurs corps font circuler plusieurs documents dans plusieurs couloirs et courriels vers plusieurs bureaux où encore d’autres corps les attendent pour traitement. Cet effet collaboratif de ruche multiplie le poids des faits troqués, surtout quand les documents en question portent l’approbation de la haute direction, comme c’est le cas de « l’entente de prêt » signé par le DG du musée national Jean-Luc Murray, le 12 décembre 2024. 

 

« All of these things are intertwined and need sorted. » 

 

L’exposition au MNBAQ a certainement été un moment de haute visibilité pour Joan, mais aussi pour la musique de son groupe l’Empremier puisque la boutique du musée était le premier point de vente de son vinyle fraîchement pressé. Ironiquement, la circulation accrue de l’album dans la capitale nationale a alerté le flair des mélomanes locaux qui se sont mis aussitôt à creuser l’origine de la chansonnière et ainsi « rectifier » le catalogage « erroné » de l’artiste sur la plateforme préférée des collectionneurs de disques : Discogs. Un an plus tôt, l’utilisateur lxndress (un ami) avait infiltré la base de données et créé les entrées originales de Joan Dularge en « respectant [sa] back story », mais un fil de discussion archivé sur les forums de Discogs (#1119063) révèle un débat animé qui a ultimement mené à la re-catégorisation de Joan ainsi que son ancien prénom masculin Jean comme deux alter ego de Rémi Belliveau plus récents, basés sur un alter ego du chansonnier acadien Donat Lacroix datant de 1974.

 

La motivation du débat est rendue claire dans un commentaire fait par l’utilisateur teffjweedy qui souligne que toutes ces filiations dulargiennes sont « intertwined » et doivent ainsi être « sorted ». Ce réflexe s’appuie sur la notion que Joan ne peut pas être originale, qu’elle ne peut pas partager une origine avec un·e autre artiste et que son origine devrait être clarifiée. Telle est conçue l’archive. Et pourtant, les transmissions corps-à-corps qui transportent Joan vers notre moment présent remontent à d’autres musicien·ne·s acadien·ne·s trans des années 1960 et 1970 qui ne bénéficient pas de noms ni de remains, qui ne sont pas clairs, mais qu’on sait avoir bel et bien existé et que nous portons toujours dans nos corps. Joan est authentique à la hauteur de leur authenticité, tout comme iels étaient authentiques à la hauteur de l’authenticité de mucicien·ne·s acadien·ne·s trans qui les ont précédé·e·s, et ainsi de suite. Comme Michel Foucault écrivait : « ce qu’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine, – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate [2] » .

Originale devenue discorde devenue originale devenue discorde devenue originale : Joan Dularge nous rappelle qu’une conception binaire de la réalité (fiction), de l’objet (sujet), du présent (passé) et de la vie (mort) ne tient pas la route sur un chemin pavé de nuances. To be or not to be? Pourquoi pas les deux? Richard Schechner renchérit :

 

« If the past was already self-different by virtue of being composed in restoration, then in the dizzying toss and tumble that always attends mimesis the fact that restoration renders an event different really only renders it the same as the original was: different [3] ».

 

Flesh of my flesh of my flesh, Joan Dularge affirme : « Nous sommes toustes citation ». 

 

No sorting needed.

Notes

  • Schneider, Rebecca. (2001). Performance remains. Performance Research, 6(2), p.105.
  • Foucault, Michel. (1971). Nietzsche, la généalogie, l’histoire. Dans Bachelard, Suzanne (dir.), Hommage à Jean Hypolite. Presses universitaires de France, p.148.
  • Schneider, Rebecca. (2011). Performing Remains. Routledge, p.126.

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avril 2025
Jenna Coutts et [traduit de l'anglais par Denis Lessard]